Le nouvel essai de Pierre Vadeboncœur, dès l’abord, déconcerte : cette analyse critique de la postmodernité s’ouvre sur trente pages consacrées à Miron. La célébration y prend des accents de cantate et certaines formules laudatives peuvent, hors contexte, prêter à une facile ironie. Ailleurs, la pensée tend parfois à se replier sur elle-même, la phrase se fait elliptique, l’affirmation simplifie. Mais avec Vadeboncœur nous ne pouvons jamais en rester à des réactions épidermiques. Il ne cherche pas à plaire mais à nous conduire dans une voie où, depuis un demi-siècle, avec patience et passion, il chemine : apprendre à nous ouvrir les yeux, le cœur, l’esprit.
Nous comprenons vite que Miron, avec Borduas, Gabriel Filion, avec Péguy aussi, sont donnés comme des phares pour notre temps de brouillard. Et s’il arrive que telle facette de la pensée nous échappe, c’est qu’elle est en train de se constituer : d’abord avancée, ébauchée, rêvée, l’idée jaillit bientôt dans toute sa vigueur. En fait, nulle ambiguïté avec celle qui conduit cet essai (plutôt que le « pamphlet » annoncé) : « la situation faite à la liberté intérieure dans le monde actuel » est non seulement dégradée mais annulée. Notre civilisation a évacué toute forme d’intériorité, elle lui refuse droit de cité par tous les moyens, directs ou détournés. Notre civilisation, c’est-à-dire le postmodernisme ; nous croyons le connaître, les intellectuels en parlent tant. Au fait, qu’est-ce ? Peut-on dire quand, où, par quoi, par qui il commence, ses œuvres, ses repères ? Ce flou dans lequel nous sommes quant à l’appellation ne témoigne-t-il pas de sa nature même ? Vadeboncœur ne nous renseigne pas là-dessus, il ne se préoccupe pas de faire œuvre d’historien ou de sociologue, mais pour qui, comme lui, sait voir, les manifestations, les effets, les mortels dangers du postmodernisme sont sans équivoque. S’il est difficile de lui assigner un début, nous ne pouvons que constater un mouvement éperdu d’accélération, le « moderne » se fuyant lui-même, toujours à la poursuite de quelque objet qu’il ignore et qui n’est que son propre néant.
Très tôt dans ces pages, apparaissent la Porte, l’Absence, la Présence, la Réalité. La majuscule récurrente et obsédante renvoie, bien sûr, à l’absolu : l’idée même a disparu de notre civilisation, le « discours vertical » en est banni. L’a remplacé l’indifférence. Nous y sommes immergés, presque asphyxiés. Le postmodernisme a été une trahison car il a « bradé » l’expérience humaine vécue, recueillie, éprouvée, affinée, retravaillée par la réflexion, condensée en valeurs qui nourrissent et qui animent la personne et la cité.
L’analyse de Vadeboncœur est impressionnante. Il va vite parfois. Ainsi il écrit que « l’action sur soi n’existe plus ». Certes, les vents dominants ne poussent pas de ce côté mais combien de personnes de toute condition, de toute croyance, continuent de la pratiquer, de l’enseigner, à l’abri des journaux et des caméras ? Cependant le diagnostic global emporte l’adhésion.
Que faire alors dans cette grande dérive, ou plutôt cette débâcle pour laquelle il n’est « rien derrière, mais rien non plus par devant » ? Ne pas nous en tenir au culte du Refus global ni à celui de mai 68 ! Vadeboncœur reconnaît l’insuffisance d’une vue seulement intellectuelle de notre situation ‘ nous la vivons. Il ne montre pas des moyens mais une direction et une attitude. Ne plus céder aux mirages collectifs, à la fascination du néant mais, par notre propre effort, nous réapproprier la part manquante par l’intériorité.
Ce livre fort et essentiellement tonique fait l’éloge de « la conscience inquiète et minoritaire, individuelle et réfractaire ». Magnifique définition de la pensée, de la parole et de l’action de Vadeboncœur !