Alberto Manguel, touche-à-tout chevronné – romancier, essayiste, éditeur, critique littéraire, traducteur, éminent polyglotte –, nous propose, après une audacieuse et très remarquée Histoire de la lecture, cette balade Dans la forêt du miroir. D’un homme qui vit, au sens propre, dans les livres, on apprend que tout a commencé avec Alice au pays des merveilles, qu’on lui a offert alors qu’il n’avait que huit ou neuf ans : le récit de Lewis Carroll sert ainsi de fil rouge à ce nouveau recueil, autoportrait d’un lecteur « engagé ».
C’est en Argentine qu’Alberto Manguel, aujourd’hui citoyen canadien, a été élevé et qu’un professeur vénéré l’a initié à Kafka, à Cortazar, à Rimbaud ; un mentor dont il apprendra, des années plus tard, qu’il rédigeait pour le gouvernement militaire des rapports sur ses élèves. Dès lors, impossible pour lui de dissocier « les mots et le monde » : « […] l’esprit de l’homme est toujours plus sage que ses actes les plus atroces puisqu’il peut les nommer ».
Heureusement, il y eut Jorge Luis Borges, à qui Alberto Manguel fit la lecture quand l’écrivain argentin fut atteint de cécité ; et il y a encore la jouissance de la lecture qui, « comme l’acte érotique, […] devrait être fondamentalement anonyme ». Car l’esprit pourfendeur de l’essayiste est du genre frappeur : les fourches caudines attendent ceux qui s’égarent dans le bois. Mario Vargas Llosa, par exemple, se réfute en requérant l’amnistie des militaires argentins après avoir écrit La ville et les chiens : « Lituma dans les Andes est un échec non parce que c’est un roman raciste mais parce que son racisme empêche Vargas Llosa de bien écrire. » Le monde de l’édition est pareillement « émondé » : la mise sous tutelle de la fiction par l’éditeur pédant, deus ex machina littéraire qui s’est octroyé la fâcheuse « manie de se mêler d’un texte d’un autre », est déplorable, quand bien même « les écrivains [seraient] d’une susceptibilité notoire en ce qui concerne leur art ». Et Alberto Manguel de regretter le temps où Graham Greene télégraphiait à l’éditeur qui lui « suggérait » de modifier le titre Voyages avec ma tante : « Plus facile changer d’éditeur que changer de titre » !
« Pendant ce temps, dans une autre partie de la forêt », Alberto Manguel se penche sur la littérature gay qui ne comporte « ni récits fantastiques, ni mondes imaginaires » mais dont la force est à chercher dans « les possibilités subversives du langage ».
Reconnaissant enfin, comme on confesse un péché, qu’il a « discrètement supprimé un adjectif ou tronqué une comparaison excessive » en traduisant Le conte bleu de Marguerite Yourcenar – « mea culpa, mea maxima culpa » écrit-il – Alberto Manguel évalue aussi la traduction, activité « jamais innocente ».
Curieux paradoxe en vérité : moins il se lit de livres et plus on fait cas de la lecture. Le dernier chapitre, « L’ordinateur de saint Augustin », pose une question essentielle sur ce qu’il est convenu d’appeler une [r]évolution dans l’art de lire : serons-nous des « lecteurs créateurs » ou des « voyeurs passifs » ? Il rappelle qu’en passant au IVe siècle de notre ère d’une lecture orale, comme le faisaient les Anciens, à une pratique silencieuse, la lecture est devenue un acte « révolutionnaire », la pensée « muette » se trouvant libérée de toute autorité. Derrière l’arbre qui fabrique le livre et que ne cache pas la Forêt luxuriante d’Alberto Manguel, le miroir se transforme en écran d’ordinateur… capable de lire à haute voix ! « L’attente continue », conclut l’auteur ; mais en attendant, c’est bien sur le papier sensuel des éditions Actes Sud que le lecteur est convié à lire cet ouvrage pétri d’érudition jubilatoire et truffé d’anecdotes. Puis à le conserver précieusement dans sa bibliothèque, non pas rangé parmi les essais, mais entre les anthologies et autres florilèges.