Sur les étagères de la chambre de mes filles trônent toujours, entre les romans de la Courte échelle et la collection « Frissons » des éditions L’Héritage, plus d’une vingtaine de titres de la célèbre « Bibliothèque rose ». Plus sensible au style de Martine ou de Tintin et peu encline aux Jules Verne, Doc Savage et Bob Morane que je dévorais malgré elle, ma mère se fit un devoir, tout au long de mon enfance, de me pourvoir, dès qu’elle le pouvait, de tous ces ouvrages à ses yeux inattaquables. On dira ce qu’on voudra : plusieurs pages dépassent largement les plates « Belles histoires vraies » de Confucius ou de Terry Fox publiées par Grolier. Depuis, j’ai grandi et il s’est trouvé sur mon chemin quelques sages personnes pour m’expliquer les aspects racistes et ultramontains des ouvrages de la malheureuse comtesse. Mais après tout, quel livre est sans tache ? Ce ne sont pas les bédéistes qui me contrediront, des amoureux de Bilal ou de Jodorovski à ceux de Mafalda ou d’Achille Talon !
Réfugiée dans son château de Normandie, Sophie Rostopchine ne savait pas que moraliser et transmettre les préjugés (respect de l’ordre et de l’argent, générosité et charité bien senties, antisémitisme, etc.) de sa caste ; elle avait l’immense talent de sublimer son destin individuel dans des récits dont l’efficacité des dialogues et le féminisme averti (non seulement les femmes portent-elles les culottes, mais les petites filles agissent souvent comme de véritables petits Robinson, plus entichées d’aventures dans les bois que de poupées) servent de tremplin à une explication passionnée du monde, de ses joies et de ses vicissitudes, bref aux secrets de ce que Paule Constant, dans sa stimulante présentation, appelle à juste titre « la comédie humaine de l’enfance ».
Datant tous de la première période, c’est-à-dire de l’époque où la comtesse écrit dans le style d’Arnaud Berquin (et non de celle où elle construit dans le style balzacien), les six romans réunis dans ce recueil demeurent en tout cas aussi éternels que les péripéties de Charlie Brown. Pourquoi appartiennent-ils encore aux enfants, alors que ceux de Lewis Carroll, de Swift et de Fénelon sont passés aux rayons des adultes ? Sans doute à cause de leur «hyperréalisme saisissant » (l’expression est de Paule Constant), de leur pragmatisme et de leur vérité nue. Ici, l’histoire conduit au corps de la langue.