La morale n’est guère à la mode dans la littérature d’aujourd’hui, pas plus que dans la presse ou ailleurs sur la place publique. Quelques débats dits « de société » en parlent à l’occasion, mais vite fait, entre deux nouvelles percutantes et à un rythme qui ne se prête guère à la réflexion. Or la morale souffre des contraintes de temps, elle n’aime pas la vitesse et la bousculade, ce qui explique certainement son imparable évacuation. Tout à fait à contre-courant de ce mouvement, voilà que nous arrive, comme une évocation du passé mais dans une forme résolument moderne, le dernier roman de Sergio Kokis. Un roman où le temps, pour une fois, ne manque pas.
Dans Le maître de jeu, l’auteur du Pavillon des miroirs et d’Errances — et de quelques autres romans et essais tous aussi denses et riches de jeu et de réflexion — propose, contrairement à son habitude, une histoire simple, arrêtée dans le temps, pratiquement dénuée d’intrigue et limitée à de longs et subtils dialogues. D’où d’ailleurs tout l’intérêt du livre. Il faut voir la perplexité, puis la curiosité, l’envie, l’irritation et toute la gamme de sentiments qui s’emparent de l’ex-professeur de théologie dans ses conversations avec Dieu, qui lui rend visite chez lui et qui affectionne particulièrement le whisky, les cigarettes et les jolies femmes. Il faut voir surtout l’art avec lequel Sergio Kokis peut, à partir d’une boutade, d’une provocation, voire d’une invraisemblance, mener son lecteur sur un terrain beaucoup plus sérieux et fertile. Entre Ivan et Lucien (Dieu), ce dernier n’étant en fait qu’une espèce d’alter ego de l’autre, puis entre Ivan et Tiago, rescapé de la dictature brésilienne, et enfin entre Ivan et une jeune femme, dont on ne tardera pas à mettre l’existence même en doute, se tissent des liens abstraits, mais aussi incontournables et sans pitié, comme si la légèreté ne pouvait qu’alterner avec la densité, comme si rien n’était libre et gratuit et que toujours le destin se devait de se rappeler à nous, sous une forme ou sous une autre, comme si les choses, les gestes, les sentiments n’existaient jamais isolément et avaient toujours un sens au-delà de l’ici et du maintenant, un lien avec la marche du monde. Comme si, surtout, rien, même pas le plaisir immédiat, ne pouvait exister hors de la morale.
Sergio Kokis a écrit un roman qui met en scène un théologien à qui Dieu rend visite, mais son roman n’est en rien mystique. Ce n’est manifestement pas le Dieu tout-puissant qui l’intéresse, ni l’au-delà, ni même le questionnement sur la destinée humaine. Plutôt, à en juger par la façon magistrale avec laquelle il passe de la provocation à la réflexion, du badinage à l’éthique, du cynisme à la sympathie, du paradoxe à la dénonciation, son objectif paraît être tout autre : le pouvoir des hommes sur les hommes, le rêve et le jeu comme façon d’affronter la réalité, le plaisir et la compassion — serait-ce là la dialectique de l’éthique moderne ? — comme moteur bicéphale de la liberté. Et en ceci Sergio Kokis reflète sans équivoque, sur le plan littéraire à tout le moins, ses racines latino-américaines.