Ces deux ouvrages renferment l’essentiel d’une démarche intéressante à double titre. L’auteur est d’abord un intellectuel engagé, critique radical de ce siècle et en particulier de ce qu’il désigne comme la rhétorique et la pratique ultraréformiste des idéologies de l’époque contemporaine (libérale, social-démocrate, communiste). Par conséquent, ses contributions participent d’une réflexion sur les fondements d’un véritable projet anti-systémique. Ensuite, la perspective qu’il nous propose est ambitieuse et ses conclusions sur le plan de l’analyse politique, surprenantes.
Théoricien bien connu du système-monde, Immanuel Wallerstein tente de retracer, depuis la Révolution française, le parcours idéologique de la modernité à partir de l’évolution concurrentielle des programmes politiques qui l’inspirèrent (conservatisme, libéralisme, socialisme). En outre, il donne, dans L’après libéralisme – courts textes écrits de 1990 à 1993 –, les éléments d’une économie politique des rapports de force à l’œuvre dans l’arène mondiale au cours de ce siècle. Enfin, abordant la prospective historique, alors même que tout semble déjà promis à la stabilisation du couple démocratie/marché, Immanuel Wallerstein avance l’hypothèse audacieuse de l’émergence d’un nouvel ordre systémique qui pourrait achever l’implosion du libéralisme politique et tracer la voie à la désintégration de l’économie-monde capitaliste.
On comprendra mieux la thèse de l’auteur de L’après libéralisme si l’on sait au départ que selon lui l’année 1989, qui a vu la chute du mur de Berlin et amorcé la disparition des régimes communistes en Europe, annonçait la fin d’une époque inaugurée non pas en octobre 1917 mais plutôt en 1789. Depuis, contrecoup tardif de la révolte de la jeunesse scolarisée en 1968 qui remettait en question les projets de la droite et de la gauche institutionnelle, s’amorçait une période de transition. Loin de consacrer la victoire définitive du libéralisme, cette période révèle en fait le désarroi et la perte de légitimité qui marque l’épuisement de son rôle historique. Autre constat : la défunte URSS soutint, plus qu’elle ne s’y opposa, l’hégémonie américaine dans la défense de la «modernité de la modernisation technologique » au détriment de la « modernité de la libération » pour reprendre les mots d’Immanuel Wallerstein. Fait remarquable, la vision d’ensemble qui nous est donnée ici repose sur la prise en compte de tendances de fond opérant sur une longue durée combinées à l’intervention de rythmes cycliques (économiques et politiques) au sein de l’évolution de l’économie-monde capitaliste. Ainsi, cette perspective socio-historique cherche à relier les réorganisations du procès mondial de production à la distribution du pouvoir entre les États, à retracer le jeu des contradictions et des fluctuations qui touchent les notions de paix, de stabilité et de légitimité à l’intérieur du système-monde.
Mais qu’y-a-t-il devant nous ? Contrairement à Francis Fukuyama, Immanuel Wallerstein s’attelle à un exercice périlleux dans L’histoire continue en essayant de cerner les tendances de développement et les options politiques pour les cinquante prochaines années ! Désordre systémique, désarroi politique et désintégration économique définiront la période de turbulences à venir sous l’égide d’une nouvelle bipolarisation encore plus profonde, cette fois entre Nord et Sud. Malgré tout, l’auteur ne cède pas au cynisme, car, soutient-il, l’émergence d’une «utopistique » est plus que jamais à l’ordre du jour. Devant le développement du « groupisme », c’est-à-dire le foisonnement de groupes revendicatifs basés sur des intérêts parcellaires, l’élaboration d’une nouvelle stratégie antisystémique est nécessaire pour assurer la cohésion politique. D’ici que naisse ce « multilogue planétaire », l’issue de la trajectoire actuelle du système-monde demeure ouverte.