Antonin Artaud avait beau, dans le désarroi de sa lumineuse parole extrême, s’en prendre à l’actuel et quatorzième dalaï-lama en l’accusant de « prostituer la lumière humaine » et d’être « cause du syllogisme, de la logique, de la mystique hystérique, de la dialectique », cela n’affecte en rien la grande tradition tibétaine indigène que Tenzin Gyatso, Prix Nobel de la paix, perpétue aujourd’hui avec la dignité apprise au contact des humains et du Kanjur, la « Parole de Buddha ». D’ailleurs, en témoignant ainsi de la permanence du dépaysement de son âme, les mots enflés du poète visaient-ils sa propre angoisse, l’incarnation pontificale ou les convulsions d’un pays en proie, au tournant des années 1940 et 1950, à l’impudence de la Chine et à la sournoiserie de l’Angleterre ? Dénué d’espoir, hanté par la colère, comment aurait-il pu adhérer à l’art du bonheur développé par Sa Sainteté ?
Or, de quoi est-il composé, cet art ? Les méditants et les habitués de la pensée bouddhiste ne trouveront rien qu’ils ne sachent déjà dans ce livre d’entretiens, marqué de la chaleur et de l’espoir si indispensables dans notre monde dont les informations nous portent à croire, à tort, qu’il devient chaque jour un peu plus inhumain. Tous les concepts fondant le bonheur y sont discutés d’une façon abordable, de l’impermanence, synonyme de dynamique et de mouvement du monde phénoménal, jusqu’au karma, processus d’action et de responsabilité, en passant par la méditation mahayana Tong-Len, laquelle consiste à voir la douleur comme un privilège. À le lire, comme la fileuse, ils remettront toutefois eux aussi sur le métier leur ouvrage.
Car on ne perd jamais à revenir et à repartir du but véritable de la vie, à savoir le bonheur du cœur et de l’esprit (… et du corps), qu’on ne doit pas assimiler au plaisir, fugitif. Cela semble bien trivial, surtout si l’on confond cette aspiration avec la satisfaction matérielle et la réussite sociale en oubliant la spiritualité. Et pourtant, que l’on songe un instant au caractère proprement révolutionnaire d’une existence édifiée non plus sur la comparaison et la peur de l’autre, mais plutôt sur la compassion à son égard. La prémisse est simple : les états d’esprit négatifs ne constituent pas une donnée ontologique ou génétique de l’être humain. Il suffit de les considérer comme découlant d’une perception faussée de la réalité, c’est-à-dire de l’illusion (Nyong Mong, en tibétain), et de veiller, par la discipline et des exercices spirituels vécus même dans les menus gestes quotidiens, à changer en vue de l’amour et de la bonté en tablant sur la souffrance en tant que lien indéfectible entre les êtres. Toute une souplesse à acquérir !
Quant à moi, avec humilité, j’avoue aspirer à cet espace de sincérité, d’honnêteté d’âme, d’élégance et de dignité, antidotes contre la destruction et toutes ses modalités. Pardonnez-moi si je m’égare dans ce travail : je crois encore possible l’amour, le respect de l’autre, son accueil inconditionnel. Pour la survie de l’espèce, de la planète, je préfère me désarmer intérieurement, mettre à bas les barricades de mon âme, faire craquer l’écorce de l’attachement malsain. Le partage à la séparation. Voilà ce que m’enseigne le dalaï-lama… sans que je rejette Artaud, bien au contraire…