Le quatrième roman de Mario Girard, alias Mario G., alias Marie Auger, alias Jean-Luc Godard, narrateur incertain de L’abîmetière, nous plonge là où se trouve le créateur, l’écrivain, quand la ligne de démarcation entre le réel et la fiction est à ce point ténue qu’elle se rompt, et qu’il y a urgence de s’accrocher à la moindre épave se présentant au passage pour dire « je m’appelle Joseph Jean Mario Girard », histoire de reposer un moment les pieds sur le sol. Roman sur l’identité, roman sur l’écriture, roman sur la mort, L’abîmetière tisse puis dénoue les liens unissant ces trois pôles indissociés puis indissociables, pendant que le narrateur, dont on ne sait s’il est l’auteur ou son personnage, construit son cercueil, sa « boîte à cadavre », qui le rejoindra au moment de l’étrange déluge qui engloutira presque tout ce qui constituait l’univers de l’auteur-narrateur, hormis sa table de travail et ce cercueil rempli de manuscrits et de bouts de papier, parmi lesquels se trouvera son certificat de naissance, preuve de la réalité de son existence ou de l’irréalité de tout ce qui surnage.
Il n’est pas facile de résumer, pas plus que d’interpréter ce court roman qui va de prologue en épilogues, portions du texte que Mario Girard a séparées par ce qu’il a nommé « Le chapitre », déconstruisant par là même ce qui constitue l’architecture du roman et faisant de l’article défini un article de notoriété au sein d’un assemblage dont les strates s’enroulent sur elles-mêmes au lieu de se superposer. Or la clé de ce roman qui se défend d’en être un — « voilà comment s’amorçait mon roman », commence le premier épilogue — se trouve peut-être dans cette courte phrase placée à l’intérieur même du « chapitre », là où devrait en principe se trouver la fiction : « Cette autobiographie est une prosopopée. » Apparente contradiction dans les termes, mais qui nous ramène à la question fondamentale posée par Mario Girard — qu’est-ce qui appartient à la fiction ? — et à l’omniprésente question de l’identité, à propos de laquelle il conclura que « la seule véritable première personne est celle dont le nom apparaît en premier lieu, sur la couverture ».
On trouvera dans le livre de Mario Girard différentes définitions à l’abîmetière, mais l’abîmetière c’est aussi cela, ce texte en forme de spirale où s’enlise une question à laquelle il n’y a de réponse que sa reformulation. C’est de plus, et avant tout, le titre d’un livre déroutant mais qui ne manque pas malgré cela d’un certain humour, et dont on n’oublie pas facilement le propos, ni le style, car l’écriture de Mario Girard s’est épurée depuis Le ventre en tête pour ne retenir que l’essentiel, ce qu’il faut dire quand il y a urgence, dérive, quand on ne sait plus ce qui est vrai et que de là vient la dérive. C’est donc, en somme, un livre qu’aimeront ceux et celles, dont je suis, qui ne craignent pas qu’on les entraîne hors des sentiers battus, là où le plaisir du texte demande quelques efforts rapidement récompensés.