Le nom de Renée Dunan (1892-1936 ?) évoque surtout, dans l’histoire littéraire, celui d’une pionnière du roman érotique au féminin, au style particulièrement hardi et cru, même pour une période aussi propice aux excès que l’ont été les Années folles.
Or Dunan a laissé davantage que des œuvres polissonnes. Ses romans, à situer entre Crébillon fils, Stendhal, Zola, Verne et Lovecraft, se démarquent autant par leur rythme haletant que par la liberté de pensée qui les sous-tend.
La liste des œuvres publiées sous le nom de Renée Dunan ou sous divers pseudonymes laisse pantois. Entre La triple caresse (1922) et La volupté de minuit (1934), on dénombre une cinquantaine de titres. C’est le registre galant qui prédomine, comme l’attestent des titres aussi évocateurs que L’amant trop aimé (1925), Mimi Joconde ou la Belle sans chemise (1926) et Au temple des baisers (1927). Si Éros, par « sa véhémence âpre et mystique1 », imprègne tous les livres de Dunan, l’écrivaine a quand même abordé plusieurs formes romanesques. Elle a tâté du roman ésotérique avec Baal ou la magicienne passionnée (1924), de la fiction spéculative avec La dernière jouissance (1925), du roman de mœurs avec La flèche d’amour (1925), du roman d’aventures avec Kaschmir, jardin du bonheur (1926), du roman historique avec Le masque de fer ou l’amour prisonnier (1929), ainsi que du récit d’espionnage avec Le chat-tigre du service secret (1933). Essayiste, elle est l’auteure d’une monographie, La philosophie de René Boylesve (1933), de même que de nombreuses chroniques littéraires et notes critiques, rédigées pour divers périodiques en France et à l’étranger, parmi lesquels Clarté, Le Crapouillot, Le Disque vert, Floréal, La Griffe, La Pensée française et Le Populaire. Sur la personnalité et la vie de Renée Dunan, par contre, le mystère est presque entier.
Le mystère Dunan
Peut-être que Francis Picabia, Pascal Pia ou Victor Margueritte (l’auteur de La garçonne), qui furent en contact avec elle, savaient-ils le fin mot de l’histoire. Il n’empêche que, sur le plan biographique, si Renée Dunan a laissé des traces, ce n’est qu’au compte-gouttes. Claudine Brécourt-Villars l’a constaté : « Plus on approfondit le mystère Dunan, plus il s’opacifie, comme si l’on avait affaire à un véritable roman d’espionnage2 ». Le sexe même de l’auteure reste sujet à caution, car il n’est pas exclu que le nom de Renée Dunan ait servi de façade à un certain Georges Dunan, dont les détails biographiques ne nous sont pas davantage connus, mais dont le décès a été consigné dans le registre de la mairie de Nice en décembre 1944. Nous serions alors devant un écrivain qui aurait été son propre nègre et qui, à l’inverse d’Henry Gauthier-Villars, dit Willy, aurait usé d’un nom de plume pour se dérober d’autrui et lui dissimuler jusqu’à son sexe. Une chose est sûre : une œuvre abondante, signée Renée Dunan, nous est restée, et elle se donne à lire comme la production d’une femme qui fut à la fois avide d’émancipation (notamment en matière sexuelle), une participante enthousiaste du mouvement Dada, une anarchiste, un membre de l’Union des intellectuels pacifistes et une adepte du naturisme (dont elle fait le thème de son roman La chair au soleil en 1930).
Que l’auteure « vitrioleuse » soit authentique ou non, une Renée Dunan a bel et bien vu le jour à Avignon en 1892. Fille de riches industriels, elle a acquis entre sept et seize ans une solide formation classique chez les bonnes sœurs. L’été venu, elle fourrageait dans la bibliothèque de son frère, y lisant Alfred Jarry, Paul Adam, Pierre Louÿs, ainsi que des numéros du Mercure de France, de La Plume et de La Revue blanche. Au sortir du couvent, elle a travaillé dans une usine du Midi jusqu’à la mort de son père, survenue à une date qui nous est inconnue. Par la suite, elle aurait intensément « vécu » et voyagé, avant d’aboutir à Paris en 1917. D’abord secrétaire chez un thaumaturge appelé Talazar (une occupation qu’elle évoque dans La triple caresse et Baal ou la magicienne passionnée), elle a fait ses débuts dans le journalisme en tenant la rubrique « Livres » du mensuel Les Humbles. Pour joindre les deux bouts, elle écrit alors beaucoup – une soixantaine d’articles par mois – et collabore à une foule de périodiques, en France et à l’étranger. De Beauté-Magazine aux Cahiers de la Femme, des Amitiés Franco-canadiennes à L’Insurgé ou de La Vie des lettres aux Feuilles libres, en dresser la liste exhaustive paraît impossible. Comme critique, la vigueur de ses jugements vaut à Renée Dunan le surnom de « Notre Sainte-Mère la Connaissance et la Véhémence3 », que lui attribue le poète Louis de Gonzague Frick.
D’emblée, les pseudonymes fusent : Luce Borromée, Chiquita, Laure Héon, A. R. Lyssa, Ethel Mac Singh, Léa Saint-Didier, bientôt suivis de Louise Dormienne, Renée Caméra, Marcelle Lapompe, A. de Sainte-Henriette et M. de Steinthal, dans lequel il est tentant d’apercevoir un clin d’œil à Casanova de Seingalt et à Stendhal. Deux autres pseudonymes, Ky et Ky C. (autrement dit « Qui », « Qui c’est » ou « Qui sait »), semblent narguer le lecteur posthumément. Après 1936, la trace de Renée Dunan se perd.
Anticipations parisiennes
Quand paraît La triple caresse en 1922, Marcel Barrière salue ce premier ouvrage comme un « roman d’anticipation touffu mais puissant, [ ] une œuvre très neuve, d’une audace heureuse, dont l’analyse ne saurait rendre le mouvement, le tumulte et la couleur dans une suite de scènes toutes plus captivantes les unes que les autres4 ». Touffu, ce livre l’est à coup sûr. Il débute comme une variation sur le thème des Illusions perdues ou de L’éducation sentimentale, et finit dans l’occultisme et un nouveau Thermidor, dans un esprit proche des thèses de Georges Sorel. La trame de fond est subversive : « La révolution sera un pronunciamento ou ne sera rien5 », affirme un personnage. L’intrigue se concentre autour de Jean, un jeune homme appelé à jouer un grand rôle dans la révolution sociale que prépare, à Paris, un groupe d’agitateurs réunis sous le nom de « Comité central ». Jean est un jeune provincial d’origine bourgeoise qui s’installe à Paris après avoir été apprenti diplomate au Brésil pendant la guerre. Sans relations et sans le sou depuis que des brigands l’ont détroussé, le jeune homme doit user de toute son industrie afin de tracer sa voie à Paris comme tant d’autres Rastignac avant lui. C’est alors que débute une série de turpitudes et de rencontres douteuses, qui plongent le protagoniste au cœur d’un Paris clandestin et interlope, où sont tour à tour évoqués les milieux de la prostitution, de la pègre, de l’occultisme et de l’activisme révolutionnaire, avec poursuites en automobile et détonations de revolver comme dans les films noirs. Le titre du roman fait référence à la triade d’épreuves que doit traverser Jean avant de devenir un homme d’action : l’amour, la richesse et la puissance, la « volupté ‘puissance trois6‘ » qui l’étreint telle une pieuvre et qui permet à la figure la plus fascinante du récit de se détacher, l’aventurière Luce Voline (du nom du célèbre anarchiste russe). Édité en traduction allemande à Leipzig en 1924 et à Berlin en 1927, La triple caresse s’attire de bons échos dans la presse et est même considéré pour le Goncourt. Le prix ira finalement à Henri Béraud pour Le vitriol de lune et Le martyre de l’obèse. Dunan se venge dans Le prix Lacombyne (1924), roman où elle imagine un commando d’anarchistes kidnappant un juré du convoité prix.
Alors que La triple caresse décrit un avenir social possible, dans le cas de La dernière jouissance (1925), le mot « anticipation » est à entendre au sens que prendra, à compter des années 1950 en France, la notion de « science-fiction ». Pour ce récit post-apocalyptique où Paris sert de refuge aux survivants d’un fléau qui a décimé l’humanité, Dunan a pu subir l’influence des Lettres de Malaisie (1898) de Paul Adam, de La mort de la Terre (1910) de J. H. Rosny aîné ou du Formidable événement (1920) de Maurice Leblanc. À le relire aujourd’hui, après que la fiction post-cataclysmique a produit son lot de grands textes, de La planète des singes (1963) de Pierre Boulle à The Road (2007) de Cormac McCarthy, sans oublier les classiques dystopiques de Huxley (Brave New World) et d’Orwell (1984), il est plus aisé de saisir la mesure du talent narratif de Dunan, mis au service d’un scientisme sans doute naïf, mais dont le pessimisme visionnaire n’a pas pris une ride. Trente ans avant le début du récit est survenue la « Faille », une déchirure de l’écorce terrestre sur plusieurs milliers de kilomètres entre le Pérou et le Grand Nord, créant un volcan qui a libéré un gaz jusque-là inconnu, le « Nécron ». Celui-ci a rendu l’air irrespirable et donné lieu à d’inquiétantes « suées de sang » chez ses victimes. Une portion de l’humanité survit grâce à un gaz vital (le « Bion ») et se réfugie à Paris, où une république de savants, les Mille, vit dans les « Louvres » (des palais secrets) tout en exploitant des millions d’ouvriers-esclaves. Il n’en faut pas plus pour que la révolte gronde
De la littérature avant toute chose
Renée Dunan n’a pas hésité à explorer, avec style et mordant, des genres qui ont longtemps été confinés, à tort, aux marges de la littérature légitime. Son évocation de mondes parallèles, dans Baal ou la magicienne passionnée, paraît très réussie à Pierre Versins, qui rapproche ce « livre des ensorcellements » de L’appel de Cthulhu de Lovecraft et de L’énigme mexicaine de Jean Ray7. Sans doute est-ce un peu la clé de son propre univers narratif que livre Dunan lorsqu’elle affirme en 1933 : « Tel volume, tenu pour livre trop galant, paraît aussitôt, de ce chef, sorti de la littérature. Et, sous un autre angle, le roman policier passe pour tout étranger aux belles-lettres. Comme si on ne pouvait pas faire du beau style, fouiller une psychologie avec profondeur, suivre les caprices et les soubresauts de la vie quotidienne, et centrer enfin une œuvre toute ‘classique’, quoiqu’elle comportât quelques libertés, d’un égard amoureux, ou sous l’angle de la complication d’intrigues8 !… » Parce qu’il ne fait plus de doute aujourd’hui qu’une écriture puissante peut trouver son inspiration partout, aussi bien dans les intrigues policières, terrifiantes, fantastiques, historiques qu’ésotériques, et que bien des décennies depuis Freud nous ont habitués à ne plus sourciller devant des scénarios débridés, les circonstances sont propices à la redécouverte de l’œuvre de Renée Dunan.
1. Renée Dunan, Baal ou la magicienne passionnée, p. 8.
2. Claudine Brécourt-Villars, « Renée Dunan ou la femme démystifiée », Histoires littéraires, I-2, 2000, p. 62.
3. Ibid., p. 56.
4. Marcel Barrière, « La triple caresse », La pensée française, 24 novembre 1922, p. 14.
5. Renée Dunan, La triple caresse, p. 217.
6. Ibid., p. 335.
7. Pierre Versins, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, L’Âge d’homme, Lausanne, 1972, p. 265.
8. Renée Dunan, La philosophie de René Boylesve, p. 12.
Renée Dunan a publié, entre autres :
Romans : La triple caresse, Albin Michel, 1922 ; Baal ou la magicienne passionnée, Livre des ensorcellements, Edgar Malfère, 1924 ; La dernière jouissance, France-Édition, 1925 ; La flèche d’amour, Albin Michel, 1925 ; Kaschmir, jardin du bonheur [1926], Kailash, 1997 ; Le masque de fer ou l’amour prisonnier, Bibliothèque des Curieux, 1929.
Nouvelles : Asie, Les œuvres libres (LXVIII), 1926 ; Uzcoque, Les œuvres libres (CVIII), 1930.
Essai : La philosophie de René Boylesve, Le Divan, 1933.
Œuvre érotique : Les caprices du sexe ou les audaces érotiques de Mademoiselle Louise de B (sous le nom de Louise Dormienne), Aux dépens de la galanterie, 1928 et La Musardine, 2000.
Étude sur la vie et l’œuvre de Renée Dunan : Claudine Brécourt-Villars, « Renée Dunan ou la femme démystifiée », Histoires littéraires, I-2, 2000, p. 51 à 66.
EXTRAITS
Cinq minutes après Jean était dans la salle aux coussins et s’adonnait furieusement à l’amour. Lui-même se demandait l’origine de telle frénésie, et cette question obscure lui semblait devoir trouver sa réponse dans le seul acharnement de la possession. Un moment, tandis qu’il analysait en sa pensée disloquée ce que Huysmans nomme « une brûlure spasmodique dans un pansement de glace », il sentit une douleur cuisante à la cuisse et perdit presque immédiatement le commandement de lui-même. Il sut toucher aux limites de sa résistance physiologique, se crut tenaillé de fers rouges et s’abolit.
La triple caresse, p. 201.
Rien ne serait plus beau que la lutte contre l’instinct sexuel, si celui-ci n’était pas la réalité même de l’être. Une pensée humaine ne doit pourtant pas chercher d’équilibre ailleurs que dans son propre domaine vital. Lutter contre la peur, contre les défaillances animales du corps, contre les emportements de la colère, de la haine, de la cupidité, ce sont là choses saines. Elles se résument dans un contrôle loyal des impulsions instinctives. On est un homme – ou une femme – de valeur supérieure lorsqu’on y atteint. Mais lutter contre l’amour, quelle absurdité !…
Kaschmir, jardin du bonheur, p. 12.
Je devinais en cette extraordinaire femelle un sadisme féroce, toujours prêt à réaliser l’inattendu qu’il me fallait redoutablement prévoir. Enfin, elle se retira et s’étendit à nouveau. Elle gisait maintenant sur un flot de mousselines. Je la regardai âprement. Ah ! la tenir seule à seul et lui faire oublier, au fouet, s’il était nécessaire, cette prétention européenne, mélangée d’orgueil asiatique. Elle cultivait sa méprisante hauteur seulement parce qu’autour de nous, dans les pièces voisines, sur la terrasse et partout, il devait y avoir des hommes armés dévoués et barbares, prêts à tuer !
Kaschmir, jardin du bonheur, p. 75-76.
Il est encore possible d’affirmer que pour la conduite de la vie rien n’est si absurde et propre à dépouiller les êtres de leur vigueur que d’enseigner des morales périmées et relatives aux civilisations disparues. Une chose encore est certaine, c’est que la pornographie n’existe pas. Ce que chacun de nous met derrière une phrase ou une page, dépend de nos pouvoirs indéfiniment variables de recréer du réel d’après les symboles verbaux. Le mot amour, en soi, contient tous les outrages aux mœurs. Les vocables techniques de l’érotisme, à l’inverse, sont absolument dépourvus de puissance évocatrice et excitatrice, quand certains autres, d’apparence innocente, comme embrasser, passion, mariage, recèlent un pouvoir extrêmement violent.
La philosophie de René Boylesve, p. 59.
Sens-tu, Renée, qu’il suffit de trouver une application rationnelle des conceptions un peu hardies de la métaphysique mathématique pour tuer tous les vieux préjugés dits scientifiques. Ah, l’angle de temps et l’espèce hétérogène, quelles choses curieuses ! Et la notion du continu, aussi lorsqu’on l’attaque, si elle met les gens au désespoir. Et pourtant, la notion de continu et celle d’homogénéité, si on les réduit, abolissent toute la géométrie, science qui est en quelque façon le critère même de l’évidence. Non ! Renée, la science d’aujourd’hui n’est pas une science. Elle est à celle de l’avenir ce que fut à la nôtre celle d’il y a vingt mille ans.
Baal ou la magicienne passionnée, p. 49.
Lorsque le « greffier » de mon tribunal m’eut quitté, je demeurai un instant à goûter la subtile ironie de cette situation. Jamais homme au monde fut-il fourvoyé en pareille impasse ? Je me trouvais en nécessité de conjouir trois femmes du Turkestan, dont j’ignorais d’ailleurs, car ces peuples sont fourbes, si elles avaient le moindre désir de me sauver ou si elles ne s’amusaient pas à un jeu inédit et cocasse, dont ma mort restait la seule certitude.
Asie, p. 353.