Le projet est ambitieux, vaste comme l’étendue géographique et littéraire qu’il veut couvrir, pluriel comme la diversité à laquelle il fait écho, et circonscrit dans le dessein qu’il poursuit : brosser un atlas littéraire du Canada qui ait comme dénominateur commun la relation qu’entretiennent à l’espace les écrivains qui habitent le territoire, qu’ils y soient nés ou qu’ils l’aient fait leur, dont les frontières sont aussi nettement délimitées au sud qu’elles sont floues au nord (ou à tout le moins sujet à contestation en raison des richesses naturelles encore inexploitées).
Pour ce qui est de l’est et de l’ouest, la devise canadienne nous rappelle l’amplitude du rêve, voire de l’idéal qu’un tronçon ferroviaire s’efforça, en un autre siècle, de symboliser.
Ici il n’y a rien
Noah Richler, l’auteur de Mon pays, c’est un roman, Un atlas littéraire du Canada1 et fils de Mordecai Richler, ce monument littéraire mal aimé d’un océan à l’autre pour ses prises de position qui eurent le don d’en irriter plus d’un, toutes allégeances linguistiques confondues, précise d’emblée qu’il n’a pas voulu faire œuvre d’anthologiste, créer un incontournable ouvrage de référence qui embrasse une réalité multiforme, mais plutôt brosser le portrait culturel et se porter à la « défense du pays comme il est dessiné maintenant », ou comme il se plaît à imaginer qu’il soit. L’intérêt de cette enquête ne repose toutefois pas tant sur la défense que sur l’illustration d’une certitude que l’auteur précisera tout au long de cette longue et bienveillante traversée du pays imaginaire qu’il cherche à ancrer dans les textes des écrivains qu’il visite (au sens propre et figuré) pour nous : « […] les récits sont souvent le meilleur moyen de découvrir un endroit ».
L’ouvrage s’ouvre sur l’exploration sémantique du toponyme Canada, qui signifie, et cela n’est pas dénué d’intérêt lorsqu’on s’aventure à dresser la carte topographique littéraire d’une si vaste étendue, qu’« ici il n’y a rien » (Aca Nada)2. Parmi les entrevues que Richler conduit avec certains écrivains, dont Margaret Atwood, Barbara Gowdy, il explique qu’ayant eu la possibilité, voire le privilège de venir de nulle part, ces écrivains se sont d’emblée sentis libres de toute contrainte qu’aurait pu leur imposer un paysage déjà connu, décrit, balisé, arpenté, dans leurs œuvres. Rien de tel, aca nada, ils avaient l’entière liberté de créer un monde à l’image de l’espoir dont il était porteur : un nouveau monde. Quelle chance inouïe pour des écrivains que d’avoir le même espace à découvrir que celui qui a pu s’offrir à Cavelier de La Salle et à tous ces autres intrépides explorateurs venus arpenter un monde à la mesure de leurs possibilités et de leur idéal.
Rapidement toutefois on décèle chez Noah Richler, et il ne cherche nullement à s’en cacher et encore moins à se justifier, un parti pris certain pour un fédéralisme teinté des valeurs que s’est efforcé d’imprimer à ce territoire Pierre Elliott Trudeau, qui se plaisait à le parcourir en canot avec sans doute dans le regard ce même désir d’appropriation au nom d’un quelconque idéal supranational. En filigrane de l’enquête conduite par Richler, se profile ce désir de consacrer un espace à la fois vaste et sauvage en une terre d’accueil où tous se sentiront le droit d’élire ce lieu comme étant celui auquel ils ont consciemment décidé d’appartenir (comme, pour les écrivains avec lesquels l’auteur s’entretient ici, celui qu’ils ont décidé de décrire et, ce faisant, d’ancrer dans la réalité littéraire). Cette prémisse imprègne l’analyse que l’auteur fait de certaines œuvres romanesques, rappelant que si chaque forme de récit a une fonction qui lui soit propre, celle du roman serait de soutenir et de poursuivre « l’œuvre » de l’humanisme, ses buts et ses idéaux. Ainsi écrit-t-il : « Le monde que le roman préconise est juste, tolérant, laïque et progressiste. Bref, le roman est un outil de prosélytisme ». Le point de vue, pour intéressant qu’il puisse paraître sur un plan idéologique, n’est toutefois pas toujours solidement appuyé sur une analyse littéraire, et c’est sans doute sous cet angle que le projet soulève maintes questions : la motivation de l’auteur semble constamment osciller entre ces deux pôles.
Du mythe à la polémique
Certains chapitres sont par ailleurs fort éclairants au regard de dimensions étroitement associées à la naissance d’une littérature dite nationale, mais qui ont jusqu’ici été délaissées. Le troisième chapitre retrace les premiers contacts connus entre les Inuits et les explorateurs danois qui s’aventurèrent jusqu’en ces terres de glace où l’absence de lumière artificielle consacrait au ciel étoilé valeur de trame narrative comparable à celle d’une bibliothèque. Noah Richler rappelle ici que nous sommes dans le monde du mythe, un monde où le personnage ne fait pas le poids devant les vastes étendues glaciales : « […] dans le monde des mythes il n’y a habituellement pas de héros unique » Dans un tel contexte, les histoires avaient notamment pour fonction de conjurer toute forme de danger qui guette le veilleur au cœur de la nuit. Ailleurs, l’auteur illustrera jusqu’à quel point la trame pouvant influencer le quotidien d’une ville en fera autant d’une œuvre romanesque (le procès de Robert Pickton à Vancouver a donné lieu à un recueil de nouvelles au titre des plus évocateurs : Dead girls).
C’est sans doute le chapitre cherchant à circonscrire la topologie de la littérature québécoise qui irritera plus d’un lecteur d’ici. Dans le cadre d’une entrevue avec Victor-Lévy Beaulieu, comme tant d’autres menées avec des écrivains d’autres parties du Canada, Richler a peine à masquer l’agacement que lui inspire VLB et ses prises de position nationalistes, qu’il n’hésite pas à qualifier de passéistes, voire de carrément révolues dans un monde qui se veut ouvert et libéré des querelles politico-linguistiques. Le trait est ici acéré, pour ne pas dire caustique lorsqu’il laisse entendre que VLB serait un écrivain raté et alcoolique. Le propos déroge au but que poursuivait l’auteur et s’apparente davantage à un règlement de comptes non seulement avec l’auteur de Race de monde, mais avec les idées politiques défendues par plus d’un mouvement politique depuis l’apparition du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) dans les années 1960. Il est difficile ici de ne pas sentir l’ombre du père, et son irritation viscérale à toute forme de revendication nationale. Les entrevues menées avec les écrivains de la jeune génération agacent tout autant à cause du même biais qu’y introduit Noah Richler : l’absence d’une relève thématique indépendantiste dans l’œuvre des écrivains rencontrés est aussitôt associée à un rejet de l’idée d’indépendance plutôt qu’à une absence de contrainte littéraire à l’égard d’un projet qu’il faudrait absolument, envers et contre tout, continuer de défendre pour assurer la reprise du flambeau par la jeune génération. Ce que Guillaume Vigneault, l’un des écrivains rencontrés par Richler, ne manquera d’ailleurs pas de lui rappeler : « Il est possible que la nécessité politique soit moins grande aujourd’hui, mais, à mon avis, cela ne se traduit pas par un retrait de la sphère politique. À titre de simple citoyen, je suis politisé ».
S’appuyant sur deux œuvres romanesques éditées au Québec, Un dimanche à la piscine à Kigali de Gil Courtemanche et Parfum de poussière de Rawi Hage, écrivain d’origine libanaise qui vit maintenant à Montréal, Richler poursuit dans la même veine en écrivant : « Aux yeux des êtres civilisés, parmi lesquels je range les Canadiens éclairés, les politiques nationalistes prosélytes sont odieuses, et les deux auteurs se servent de personnages métissés pour l’affirmer ». De tels raccourcis laissent pour le moins songeur.
Un tel projet, rappelle l’auteur en introduction, est par nature subjectif, ce que vient confirmer, si besoin est, l’épilogue. « Le Canada est une fiction qu’il nous appartient d’inventer, conclut Richler. Je suis pleinement conscient du fait que les interprétations et les arguments que j’avance ici pour expliquer le flou des frontières canadiennes et de la notion même d’esprit national pourront être considérés comme un effet du territoire ou comme la conséquence de l’éducation que j’ai reçue. » Noah Richler justifie ses prises de position par l’éducation reçue, avant tout marquée par l’anticonformisme familial et politique qui régnait dans la maison. L’ombre du père, encore ici, plane, protectrice et omniprésente. Mordecai Richler a certes influencé beaucoup la démarche du fils qui cherche ici, et il n’y a rien de plus légitime, à marquer à sa façon le territoire réel et imaginaire qu’il explore et s’efforce de comprendre. C’est sans doute sous ce dernier angle, dans cet effort déployé d’un océan à l’autre pour comprendre la fiction qu’est en soi le Canada, que l’ouvrage mérite qu’on s’y attarde. Pour le reste, eh bien, aca nada de neuf !
1. Noah Richler, Mon pays, c’est un roman, Un atlas littéraire du Canada, trad. de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Boréal, Montréal, 2008, 502 p. ; 35,95 $.
2. On dit aussi que Jacques Cartier aurait utilisé le mot amérindien kanata (village ou bourgade) pour désigner Stadaconé (emplacement actuel de la ville de Québec) et ses environs. Par la suite, le mot Canada s’appliquera à un territoire beaucoup plus vaste [NDLR].
EXTRAITS
Écrire un roman exige toujours une forme de trahison – de la famille et des amis, en général. C’est d’ailleurs cette propension qui a fait dire au romancier anglais Graham Greene qu’un éclat de glace se love au cœur de tout artiste important. Ces petites trahisons, on les observe aussi au niveau [sic] de la collectivité. Ce sont elles qui expliquent que, pour Robinson comme pour tout écrivain autochtone, l’acte même d’écrire une histoire a une dimension politique.
Mon pays, c’est un roman, Un atlas littéraire du Canada, p. 144-145.
Les histoires qui habitent l’espace intermédiaire entre le monde tel qu’il est et le monde qui finit par être dépeint par l’écrivain confèrent aux territoires leur propre psychogéographie.
Mon pays, c’est un roman, Un atlas littéraire du Canada, p. 172.
Depuis Toronto, j’avais tenté d’organiser une rencontre avec VLB. Le trouver n’a pas été une mince affaire. Le Canada anglais, en effet, ne fait tout simplement pas partie de son univers. L’auteur parfois irascible et curieusement charismatique s’est montré aimable au téléphone. À l’approche de la date du rendez-vous et des confirmations nécessaires, il a cependant cessé de me rappeler et de répondre à mes courriels. Quelques jours avant mon départ, j’ai enfin reçu une missive : il s’excusait de son silence, mais son chat avait cassé le répondeur et il n’avait pas reçu mes messages.
Mon pays, c’est un roman, Un atlas littéraire du Canada, p. 369.