« On dit que les écrits restent, c’est sûrement vrai, les auteurs ont cette chance-là. Les mises en scène sont vouées à disparaître […]. » Guillaume Corbeil, Brassard, p. 98
André Brassard a une conscience aiguë de la valeur exceptionnelle de ses mises en scène et de la façon unique dont il les a réalisées, lui, parce qu’il est lui. Il éprouve donc le désir légitime de léguer à la culture québécoise des empreintes tangibles et durables de son œuvre et de sa vie.
Il s’en est d’abord entretenu avec Wajdi Mouawad dans Je suis le méchant, publié en 2004. De cet ouvrage, on retient avant tout la qualité de la réflexion sur l’art théâtral, spécifiquement sur la mise en scène. La conversation entre les deux hommes qui partagent une expérience comparable et une égale puissance créatrice est lumineuse, débordante de connaissance de leur art et de leur passion pour lui.
Le Brassard1 de Guillaume Corbeil est d’une autre mouture, l’ouvrage étant entièrement composé des seuls propos de Brassard, recueillis par Guillaume Corbeil qui les a admirablement mis en forme. Il nous les rend de manière si vivante qu’il nous les fait littéralement « entendre ». Grâce à sa totale discrétion, Corbeil ne manifeste en effet jamais sa présence, le lecteur a le sentiment d’être lui-même l’interlocuteur de Brassard, jusqu’à être ému aux larmes par cette expression d’amitié du formidable artiste.
Apparaît néanmoins l’ampleur du travail du jeune écrivain. On voit qu’il a su poser les bonnes questions et su écouter les réponses avec attention. On comprend qu’il a également su maintenir constante une attitude propre à susciter et à soutenir la confiance du metteur en scène, à l’amener à se livrer entièrement. Enfin, et ce n’est pas rien, on croit qu’il a retenu l’essentiel des confidences et confessions de Brassard, tout ce qui révèle l’artiste, dans l’homme authentique autant que dans la richesse de l’œuvre.
Une même vision humaniste de l’existence et du théâtre
Pour Brassard, l’artiste a le devoir d’être un citoyen conscient du monde dans lequel il vit, pour prendre position, pour travailler à le changer s’il n’approuve pas la manière dont il va. « L’artiste doit travailler pour que l’humanité n’ait plus besoin de lui. » Chez Brassard, l’homme, autant que l’œuvre, fait le poids. Ce que démontre indubitablement l’ouvrage.
Avec une honnêteté et une audace désarmantes, sans sévérité hypocrite, avec tendresse, plutôt, parfois même avec enjouement, Brassard récapitule sa vie, de sa naissance à aujourd’hui. Il parle de son enfance difficile, fils d’une mère célibataire qui, sous la pression du clan familial, se présente à tout le monde, y compris à lui, comme étant sa tante ; une même sincérité imprègne ses propos, lorsqu’il parle de son homosexualité et de sa dépendance à la cocaïne, sans souci, dans un cas comme dans l’autre, de l’approbation ou du rejet de quiconque. Il en est ainsi du récit de ses coups de tête, bons et mauvais, de ses doutes et certitudes, de ses souffrances et joies, de sa maladie, de sa profonde solitude. Or, quel que soit le propos, toujours le théâtre occupe la place primordiale : celle du bonheur d’être. « [O]ui, j’ai déjà été heureux. Dans une salle de répétition avec des acteurs. » Bonheur qui se dit avec une précision remarquable et une volonté manifeste d’exposer et d’expliquer sa conception du théâtre, quand il analyse et évalue sans complaisance mais avec une juste satisfaction l’ensemble de son œuvre, aussi bien comme directeur artistique du Centre national des Arts à Ottawa, et de la section interprétation de l’École nationale de théâtre, que comme acteur et metteur en scène. « Est-ce que j’ai fait du théâtre, à défaut d’arriver à vivre ? Non, pour moi le théâtre a toujours été la vie. »
Brassard a monté 131 pièces, dont la liste et le lieu de leurs représentations sont donnés à la fin du volume. De toutes ces pièces, je n’ai assisté, je le reconnais à ma courte honte, qu’aux seules représentations suivantes : En attendant Godot de Beckett, Albertine en cinq temps de Michel Tremblay, Le balcon et Les paravents de Genet, Six personnages en quête d’auteur de Pirandello et La charge de l’orignal épormyable de Claude Gauvreau. Chaque fois, je suis sortie du théâtre, éblouie. Et, chaque fois, je me suis demandé quelle était l’origine d’une approche de ces œuvres à la fois si conforme et si révolutionnaire.
Brassard de Corbeil répond à mon questionnement.
Passionnément destinée à la réception du texte, la lecture que Brassard fait de chaque œuvre n’en est pas moins réfractaire à son sens trop immédiatement apparent, davantage encore aux indications de l’auteur. Brassard lit et relit le texte dans le but d’en découvrir toutes les significations et de s’approprier celles qui conviennent le mieux à sa propre conception. Puis, en tout respect pour l’œuvre, il la bouscule dans la mise en scène qu’il en fait. Création, recréation, création.
L’œuvre dramatique s’achève dans la perfection du spectacle.
Merci André Brassard pour ce compte-rendu nécessaire de votre vie et de votre œuvre.
1. Guillaume Corbeil, Brassard, Libre Expression, Montréal, 2010, 288 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Je sacre comme un charretier et je peux me mettre à citer Claudel, comme ça entre deux bouffées de cigarette ou deux gorgées de Dr Pepper Diet. C’est pour ça que Tremblay a écrit des chœurs comme dans les tragédies grecques. Notre langue, elle est aussi porteuse de grandeur.
p. 104
Il faut comprendre que le doute est possible seulement si tu as profondément confiance en toi. Je suis capable de dire « je ne sais pas » parce que je sais que dans deux ou trois semaines, si je suis à l’écoute de ce qui se passe, je vais le savoir.
p. 132
Je ne sais pas ce qui se passe aujourd’hui, mais j’ai l’impression que beaucoup de choses se perdent. L’esprit critique. L’âme. La pensée. La discussion. Ça ne discute plus à la télévision, ça placote.
p. 198
En abordant la question de l’homosexualité, j’ai essayé de m’adresser à toutes les marges du monde. J’ai dit à la troupe que si on était pour toucher rien qu’un public de tapettes, on manquerait notre coup. Au bout du compte, je crois qu’on a réussi à toucher pas mal de monde.
p. 205