« Les femmes sont à la fois assujetties et protégées, faibles et puissantes, trop méprisées et trop respectées. »
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien
« Elle avait aussi fait l’expérience de se sentir entourée de gens qui souhaitaient accaparer
son attention, son temps et son âme. Et, d’ordinaire, elle les laissait faire. »
Alice Munro, Fugitives
« Les hommes évitèrent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultère. »
Marguerite Duras, Moderato cantabile
Au-delà de l’éternel débat : y a-t-il une littérature dite de femmes ? qui s’adresse spécifiquement aux femmes ? écrite par les femmes ?, existe le plaisir tout simple de partager témoignages et essais québécois récents, d’écrivaines traitant de femmes et de féminisme.
Déjà la sonnerie, pour paraphraser Raymond Devos1… Lorsque Nuit blanche m’a proposé d’écrire cet article, l’offre m’avait mis la puce à l’oreille. La tâche ne sera pas facile, ai-je pensé. Elle présentait par ailleurs un côté séduisant, faire le point sur des projets dirigés par des femmes et sur des écrits d’auteures, ce qui n’était pas pour me déplaire.
Ces femmes écrivaines, elles s’indignent et protestent. Elles réfléchissent et passent à l’action, certaines depuis longtemps. Elles brandissent les mots pour le dire, comme l’a si bien énoncé l’auteure Marie Cardinal.
Dès 1848, le féminisme
Pour expliquer le féminisme à sa petite-fille – née un siècle après la création du Conseil national des femmes du Canada en 1893 –, l’historienne Micheline Dumont remonte en 1848. Le temps passe et « dès les années 1890, on organise déjà des congrès féministes internationaux », écrit-elle dans Le féminisme québécois raconté à Camille2. Au Canada, le droit de vote est contesté jusqu’à son adoption en 1918 au fédéral et en 1940 au provincial, peu avant que les Françaises ne l’obtiennent en 1944 !
Micheline Dumont nous entraîne ainsi, pas à pas, année après année, dans cette histoire du féminisme. Elle développe les moments forts de la lutte, les périodes de guerre, « la grande ébullition » des années 1970, les associations, la presse, les créations artistiques. Jusqu’à la marche Du pain et des roses en 1995.
Sans oublier les jours sombres, tel le 6 décembre 1989, la tuerie à l’École polytechnique à Montréal.
Plonger dans ce livre intelligemment écrit ravive la mémoire et c’est bien.
Voltairine de Cleyre (1866-1912), pionnière américaine
Militante enthousiaste, la bouillante Voltairine de Cleyre se définit comme « une anarchiste » : « [L]a chose est de notoriété publique puisque j’ai beaucoup écrit et prononcé de conférences sur le sujet ». Curieuse, à la défense de la veuve et de l’orphelin, elle possède une érudition qui force alors l’admiration.
Elle ne se marie pas, mais a un fils. « Ce que j’affirme c’est qu’une relation de dépendance permanente nuit au développement de la personnalité. » Avant-gardiste, la Voltairine (pour Voltaire !), née du Français Hector De Claire, venu combattre aux côtés de l’armée nordiste. Éduquée dans un couvent catholique, elle change son nom en de Cleyre.
D’espoir et de raison, Écrits d’une insoumise3, textes réunis par Normand Baillargeon et Chantal Santerre, permet de connaître cette femme passionnée et passionnante. À découvrir, absolument.
Depuis 12 000 ans, les femmes créatrices
Quelle passion et quelle érudition ont soutenu la chercheuse Liliane Blanc ? Afin d’écrire Une histoire des créatrices, L’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance4, elle dit avoir dû « exercer [s]es talents de polyglotte : comprendre l’anglais surtout, mais aussi l’espagnol, l’italien et l’allemand. [S]e faire traduire d’autres langues ». Le résultat est fascinant. Stupéfiant.
Comme on aime le faire dans une encyclopédie, on se promène dans l’œuvre, on cherche une époque ou un pays, on découvre et on apprend. Les artistes proviennent de tous les coins, depuis l’Antiquité – soit 12 000 ans av. J.-C. – jusqu’à la fin de la Renaissance, au XVIe siècle.
Tiens, les livres de nonnes dont « le plus remarquable date du XIIe siècle ». Au Japon du IVe siècle, des poétesses ; graffitis d’Égypte au IIe ; hymnes byzantins au IXe. Des Françaises troubadours, au XIIe siècle. Des peintres, des sculpteures
Près de 500 pages d’informations, organisées en époques et en territoires géographiques. Simplement lire la table des matières et la bibliographie rend plus savant sinon plus intelligent. Pour les insatiables, n’ayez crainte, un autre tome est annoncé.
De touchants témoignages
La Franco-Algérienne, Berbère et Québécoise Mila Younes (née en 1953) propose Nomade, Récit autobiographique5. « Une histoire de rencontres fortuites sur ma nouvelle terre d’accueil. »
La jeune femme est audacieuse. Pour se bâtir une nouvelle vie loin des siens, pour se libérer des étouffants tabous de son milieu, elle lutte, persiste et signe. À répétition, pour s’en convaincre ou pour nous en convaincre, l’auteure explique la pression sociale qui pèse sur elle. « Une jeune femme kabyle, qui plus est, divorcée, ne pouvait partir seule si loin. Ma réputation et celle de mes parents allaient en souffrir. » Elle dénonce : « Tu n’as pas honte, me dit ma mère. As-tu oublié d’où tu viens ? Le nif6, l’honneur de notre famille »
Autre temps, autre contexte. L’Américaine Maya Angelou (née en 1928) est poétesse, écrivaine, actrice et militante du mouvement pour les droits civiques. Le premier volume de son autobiographie Tant que je serai noire7 raconte ses péripéties de jeune mère célibataire à travers les États-Unis et l’Afrique, où elle suit les luttes colonialistes des années 1960. Maya Angelou a du courage à revendre, comme le confirme sa propre mère : « Elle a visité l’Égypte, l’Espagne et la Yougoslavie et elle a parcouru Milan, en Italie, en tous sens. Elle est danseuse et chanteuse ».
Détentrice de plusieurs doctorats honorifiques et prix littéraires, Maya Angelou a été et est toujours une figure emblématique de la vie politique de son pays. Si l’écriture de Tant que je serai noire est parfois difficile à suivre, le vivant témoignage vaut le détour.
Les témoignages d’héroïques Anglo-Canadiennes des XIXe et début XXe siècles ajoutent une autre couleur à cet exposé. Dès les premières lignes de Ces pionnières de l’Ouest8, Nadine Mackenzie s’explique : « L’épopée de l’ouest du Canada est basée sur les témoignages les plus divers, les plus audacieux, les plus invraisemblables et les plus courageux. Un certain nombre d’hommes, de femmes et même quelques membres du clergé écrivirent leurs expériences, leurs réminiscences ».
La mémoire collective a retenu quelques noms de cette période de l’histoire, le Métis Louis Riel (1844-1885) ou monseigneur Alexandre Taché (1823-1894), Québécois de Kamouraska. Moins connues sont ces femmes d’exception que l’écrivaine fait sortir de l’ombre. « Il n’y avait absolument aucune loi pour les protéger. Elles dépendaient d’abord du bon vouloir de leur père, puis de celui de leur époux. » De belles histoires des pays de l’Ouest.
La troisième vague du féminisme québécois
Sous la direction de Maria Nengeh Mensah, un collectif s’interroge et réunit ses réflexions dans Dialogues sur la troisième vague féministe9, sans avoir « la prétention d’offrir une définition précise de la troisième vague du féminisme ».
Résumons tout de même. « La ‘première vague’ correspond au mouvement amorcé au XIXe siècle. Souvent présenté autour des revendications du droit de vote des femmes » « Une seconde étape se dessine au milieu des années 1960 et début des années 1970, fondée sur une conviction selon laquelle il est impossible d’instaurer l’égalité dans un ‘système patriarcal’. » « La troisième vague concorde avec la déconstruction de la catégorie ‘femme’ comme référent unique et monolithique d’une supposée position féministe dominante. D’où […] fragmentation du mouvement, source majeure de conflits entre deux générations », les baby-boomers et les générations X et Y.
Le propos – sérieux – est à la mesure du titre. La vingtaine d’auteurs sont engagés. Tour à tour, ils tendent une perche à qui voudra bien la saisir.
En guise de conclusion, la démocratie
Diane Guilbault signe avec Démocratie et égalité des sexes10 une superbe synthèse « des liens complexes entre démocratie, laïcité, religion et égalité des sexes ». Avant d’expliquer clairement et sans émotion les ratés qu’elle perçoit dans les résultats de la Commission Bouchard-Taylor11, l’auteure revient sur les fondements de la société. Elle revisite la démocratie libérale du Canada et la social-démocratie dont s’est doté le Québec « à l’instar des pays scandinaves ».
La chercheure analyse les dérapages historiques et les jugements pour le moins étonnants dans des affaires connues de crucifix, de kirpans, de charia, de vitres givrées, de viols d’honneur. L’argumentaire est mené de main de maître, l’écriture, fluide, les références, de qualité. Rarement un essai a-t-il été aussi percutant.
Aujourd’hui encore, la cause des femmes connaît des succès et soulève des inquiétudes. Victoire pour la journaliste soudanaise Loubna Ahmed al-Hussein incarcérée « pour avoir porté le pantalon dans un lieu public12 » et depuis libérée. Surprise devant cette première historique : « [I]l y a plus de femmes que d’hommes sur le marché du travail13 » . Étonnement devant cette donnée : « [L]es Québécoises sont maintenant les plus scolarisées, représentant 52 % des diplômés universitaires âgés de 25 à 64 ans14 ».
Les choses bougent, mais la route à parcourir est encore longue, sister…
1. « Déjà la sonnerie, elle n’était pas comme d’habitude », avoue Raymond Devos (1922-2006) qui reçoit un appel téléphonique vraiment inattendu de la Pucelle Jeanne d’Arc.
2. Micheline Dumont, Le féminisme québécois raconté à Camille, Remue-ménage, Montréal, 2008, 248 p. ; 21,94 $.
3. Voltairine de Cleyre, D’espoir et de raison, Écrits d’une insoumise, textes réunis et présentés par Normand Baillargeon et Chantal Santerre, Lux, Montréal, 2008, 328 p. ; 28,95 $.
4. Liliane Blanc, Une histoire des créatrices, L’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, Sisyphe, Montréal, 2008, 474 p. ; 40 $.
5. Mila Younes, Nomade, Récit autobiographique, David, Ottawa, 2008, 352 p. ; 22,95 $.
6. Sur le Web, quelques explications. « Le nif veut dire la fierté, le nez vers le haut. Cela veut dire laver le linge sale en famille surtout. »
7. Maya Angelou, Tant que je serai noire, traduit de l’américain par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Les Allusifs, Montréal, 2008, 368 p. ; 29,95 $.
8. Nadine Mackenzie, Ces pionnières de l’Ouest…, Des Plaines, Saint-Boniface, 2008, 112 p. ; 14,95 $.
9. Sous la dir. de Maria Nengeh Mensah, Dialogues sur la troisième vague féministe, Remue-ménage, Montréal, 2005, 245 p. ; 22,95 $.
10. Diane Guilbault, Démocratie et égalité des sexes, Sisyphe, Montréal, 2008, 139 p. ; 12 $.
11. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (2008).
12. Serge Truffaut, « Le combat d’Hercule », Le Devoir, septembre 2009.
13. « La parité et un peu plus », Radio-Canada, Presse canadienne et TCA, septembre 2009.
14. Institut de la statistique du Québec (ISQ), 2009 (recensement 2006).
EXTRAITS
J’étais de retour en Californie après une tournée européenne d’une année comme première danseuse de l’opéra Porgy and Bess. Pendant des mois, j’avais chanté dans des boîtes de nuit de la côte ouest et d’Hawaï et mis un peu d’argent de côté. Nous nous joignîmes alors, mon jeune fils Guy et moi, à la brigade des beatniks. Au grand désarroi de ma mère et au grand plaisir de Guy, nous traversâmes le Golden Gate Bridge pour nous établir dans une communauté de péniches, où j’évoluais pieds nus et en jeans, sans me donner la peine de repasser nos vêtements.
Maya Angelou, Tant que je serai noire, p. 12.
Partir n’est pas une chose facile, surtout lorsqu’on vient d’une culture traditionnelle où les filles ne partent pas à l’aventure. J’étais étonnée que mes parents n’aient pas usé de leur influence ou de leur autorité pour m’empêcher de faire ce voyage. Un de mes oncles paternels n’auraient jamais toléré une telle attitude de la part de sa fille. Il serait même allé jusqu’à la tuer pour sauver son honneur et celui des siens.
Mila Younes, Nomade, Récit autobiographique, p. 134.
Si l’on en juge par mes premières influences et mon éducation, j’aurais dû être une religieuse, glorifiant l’autorité dans sa forme la plus centralisée, comme le font en ce moment quelques-unes de mes anciennes camarades de classe dans les maisons de l’Ordre des Saints Noms de Jésus et de Marie. Mais l’esprit ancestral de la rébellion s’est affirmé en moi alors que je n’avais que 14 ans et que j’étais écolière au Couvent de Notre-Dame-du-Lac-Huron, à Sarnia, en Ontario.
Voltairine de Cleyre, D’espoir et de raison, Écrits d’une insoumise, p. 110.
Il y a donc du pain sur la planche et les enjeux mondiaux ne doivent pas nous faire perdre de vue la fragilité des acquis de la révolution féministe au Québec. Le féminisme s’est renouvelé plusieurs fois en un siècle et il semble bien qu’il soit à la veille d’une transformation de ses effectifs et de ses actions. Plus que jamais, il faudra compter sur la jeune génération. Et elle pourra mieux agir si elle connaît l’histoire de cette lutte séculaire, si elle sait où trouver les informations indispensables.
Micheline Dumont, Le féminisme québécois raconté à Camille, p. 226.
Ô, fleur de henné,
Mon cœur s’éveille en ta présence.
Pour toi, mes yeux brillent du khôl qui les souligne.
Quand je Te regarde, je vole vers Toi, ô mon bien-aimé !
Ô, Maître de mon cœur, que cette heure est douce.
Une heure avec Toi vaut plus qu’une heure dans l’Éternité !
(« Papyrus Harris », XIIe siècle av. J.-C., XXe dynastie des pharaons d’Égypte, sous Ramsès IV.
Liliane Blanc, Une histoire des créatrices, L’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, p. 30.
C’est alors qu’on s’est interrogé sur l’absence des créatrices dans les histoires des arts, que les recherches se sont multipliées, que petit à petit on s’est rendu compte qu’il y avait une production féminine – et dans de nombreux cas, quelle production ! –, mais que dans la perpétuation du souvenir, il y a eu négligence ou indifférence, omission, abandon, destruction, négation. Et oubli.
Liliane Blanc, Une histoire des créatrices, L’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, p. 9.
Certaines pionnières de l’Ouest furent reconnues de leur vivant pour leur participation, d’autres furent totalement ignorées et on ne les a redécouvertes qu’à la lumière de ce siècle. Par-delà le patrimoine touchant qu’elles nous ont légué, par-delà l’hypocrisie, les humiliations et les brimades qu’elles subirent, par-delà les victoires et les succès qu’elles remportèrent, elles resteront à jamais nos mères et nos sœurs.
Nadine Mackenzie, Ces pionnières de l’Ouest…, p. 10.
Il n’est pas étonnant de constater que les hommes au Québec sont divisés au sujet du féminisme. Plusieurs se réjouissent de ses victoires au nom des principes d’égalité, de liberté, de justice et de solidarité. Nombreux sont les hommes au Québec qui sentent que le féminisme a eu un impact positif sur leurs structures identitaires, puisqu’il les a en partie libérés de rôles stéréotypés dans lesquels l’idéologie patriarcale les enfermait. En bref, l’identité des hommes au Québec a déjà été partiellement transformée pour le mieux par les vagues successives du mouvement féministe.
Francis Dupuis-Déri dans Dialogues sur la troisième vague féministe, sous la dir. de Maria Nengeh Mensah, p. 158.
Les baby-boomers, nées entre 1947 et 1961, considèrent que les fondements mêmes du féminisme sont remis en cause [ ], alors que les membres des générations X, nées entre 1961 et 1981, et Y, nées après 1981, insistent sur la multiplicité comme seule manière valable à leurs yeux d’envisager les réalités des femmes. C’est pourquoi, pour les féministes du XXIe siècle, une troisième vague s’impose.
Maria Nengeh Mensah, Dialogues sur la troisième vague féministe, p. 14.
L’argument « accommoder pour intégrer », que privilégie le rapport Bouchard-Taylor, ne convainc pas la chercheuse : une démarche d’intégration, dit-elle, ne saurait se faire au détriment des droits et des valeurs communes de la société d’accueil. Les personnes immigrantes ont aussi un rôle à jouer dans leur propre intégration, notamment en apprenant à mieux connaître la culture du milieu dans lequel elles ont choisi de vivre et en respectant les valeurs démocratiques.
Diane Guilbault, Démocratie et égalité des sexes, p. 11.
Si le droit de choisir est un gain des féministes, tous les choix ne sont pas forcément féministes. Enfin, s’il est vrai que l’ignorance peut nourrir l’intolérance, il est aussi vrai que la tolérance est parfois le fruit de l’ignorance. La société a donc un devoir d’éducation afin de rappeler et d’expliquer les discriminations, contre les femmes notamment, et les luttes menées pour éliminer ces discriminations.
Diane Guilbault, Démocratie et égalité des sexes, p. 115.