Comme amateur de littérature ou comme professeur, je serais bien embêté si j’avais à choisir une anthologie de poésie française, si j’avais à choisir entre deux anthologies parmi les plus monumentales, soit celle de Bernard Delvaille, Mille et cent ans de poésie française, publiée dans un beau coffret en 1991 chez Robert Laffont, et celle de Jean Orizet, Anthologie de la poésie française1, publiée chez Larousse en 2007, qui est en fait l’édition revue, augmentée et mise à jour de l’édition de 1988.
Briques de 1929 et de 1087 pages respectivement, les deux anthologies s’ouvrent sur la « Séquence » ou le « Cantilène de Sainte-Eulalie », premier texte connu de langue française (écrit entre 880 et 950), dont l’intérêt est plus linguistique, historique et religieux que poétique. Celle de Bernard Delvaille s’arrête aux poètes nés avant 1910, plus particulièrement à Jean Genet ; celle de Jean Orizet accueille les poètes d’aujourd’hui. Les deux proposent à la fin de très utiles notices biobibliographiques. L’anthologie de Delvaille, qui contient les poèmes de 300 auteurs, est précédée d’un excellent avant-propos de 34 pages ; celle d’Orizet contient quelque 350 auteurs et plus de 600 textes, répartis en treize sections, dont douze temporelles (Moyen Âge, Renaissance, Baroque, etc.) et une géographique : Suisse romande, Belgique et Luxembourg, Québec, Maghreb, Afrique noire, Antilles et océan Indien, Proche-Orient.
Un large panorama
On le constate, l’anthologie de Jean Orizet embrasse large, tant sur le plan temporel que spatial. Il s’agit peut-être moins d’une anthologie – littéralement « une collection de fleurs » – de poésie française que d’un panorama de la poésie de langue française. Il n’y a pas chez Orizet la volonté d’annexer les littératures nationales de langue française mais plutôt le louable souci de reconnaître l’apport de ces littératures à la poésie française. Chaque section est précédée d’une éclairante présentation d’une dizaine de pages des contextes sociohistorique, linguistique, culturel et littéraire dans lesquels s’inscrivent les poèmes donnés à lire. Orizet a voulu « retenir la quintessence » et « suggérer les orientations » de la foisonnante poésie française, dont l’histoire est « faite d’élans et de crises ». Il présente les poètes, les œuvres, les mouvements et les écoles. C’est érudit, intéressant, limpide, structuré, documenté, synthétisé, bellement écrit, nuancé à souhait, dans la mesure du possible.
Des choix subjectifs
Évidemment, ce genre d’ouvrage possède le défaut de sa qualité : la subjectivité des choix. D’une part, j’applaudis la réhabilitation du Moyen Âge (jugé injustement obscur et ignorant par la Renaissance) et celle de la fin du XIXe siècle, l’accueil fait à des poètes inconnus, méconnus ou mineurs, l’importance accordée aux principaux artisans de la modernité, toujours à réinventer, soit à François de Malherbe, à Charles Baudelaire, roi incontesté de la poésie universelle, à Arthur Rimbaud, à Stéphane Mallarmé et à Paul Valéry, ou encore l’exclusion de certains, dont Jean Moréas (son Manifeste du symbolisme serait un « texte insignifiant et prétentieux »). D’autre part, je déplore le peu d’espace accordé à certains troubadours, notamment Guillaume IX, duc d’Aquitaine (déjà moderne avec des vers comme « je ferai un vers de pur rien »), à Théophile de Viau (il manque la terriblement moderne « Élégie à une dame » et l’ode surréaliste dans laquelle un bSuf gravit un clocher), à René Char. Je m’étonne un tantinet de la présence d’un extrait de « roman » de Chrétien de Troyes, ou encore du Tartuffe ou des Femmes savantes de Molière. Je n’apprécie guère le spectaculaire fourre-tout de la section contemporaine, qui regroupe 117 poètes, dont Yves Bonnefoy, Jacques Réda, André du Bouchet, Jacques Dupin, noyés dans le nombre. Orizet tente d’identifier des courants ou des tendances dans la poésie du XXe siècle, dont certaines m’apparaissent bien molles et floues : « poésie philosophique ou métaphysique », « poésie cosmique avec ou sans Dieu », « poètes du corps douloureux et de l’identité fragile », « poésie pour vivre ». Mais bon ! Orizet est tout à fait conscient des raccourcis qu’il prend pour fixer les idées, comme il le dit à quelques reprises. Il lui manque évidemment le recul historique nécessaire pour dégager les principales lignes de force de la poésie contemporaine.
Pour la section québécoise, Orizet a retenu ces poètes : Eudore Évanturel, Alain Grandbois, Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Claude Gauvreau, Gaston Miron, Fernand Ouellette, Jean-Guy Pilon, Paul Chamberland, Pierre Morency, Claude Beausoleil, Claudine Bertrand, Bernard Pozier, Marie Uguay et Hélène Dorion, dont la poésie serait « emblématique de ce qu’est devenue la poésie du Québec : une démarche qui tente de concilier l’expérience individuelle et les mouvements de l’histoire, qui interroge, en la célébrant, notre présence au monde ». Il y a lieu de s’étonner du choix de Claudine Bertrand et de Bernard Pozier et de déplorer l’absence d’Émile Nelligan (« poète maudit mais sans grande originalité »), de Jean-Aubert Loranger, de Paul-Marie-Lapointe, de Roland Giguère, de Pierre Nepveu, de Michel Beaulieu, de Robert Melançon et surtout de Jacques Brault, dont le recueil Moments fragiles (1984) a marqué l’histoire récente de la poésie québécoise et a suscité beaucoup d’imitations.
Un indispensable
Au prix fort abordable, l’anthologie de Jean Orizet, pédagogique sans être scolaire, malgré ses défauts et irritants, représente un intérêt incontestable ; j’irais jusqu’à dire que c’est un ouvrage qu’il faut avoir dans sa bibliothèque (davantage que l’anthologie de Delvaille, finalement), tant il est colossal et animé par une rare passion pour la poésie. C’est que Jean Orizet parle de l’intérieur, en ce sens qu’il est lui-même poète, un poète reconnu et récompensé ; il aurait inventé la notion d’entretemps, « un lieu ignoré des horloges ». Ce serait dommage d’ignorer le travail qu’il fait pour maintenir actuelle et vivante la poésie, « puissance et novation toujours qui déplace les bornes » (Saint-John Perse cité par Orizet à la fin de sa présentation).
1. Jean Orizet, Anthologie de la poésie française, Larousse, Paris, 2007, 1087 p. ; 34,95 $.
Jean Orizet a publié :
L’alcool des jours et des feuilles, Le Noroît, 2006 et Le désaveuglé, Parcours de l’œuvre de Robert Melançon, collectif sous la direction d’Yves Laroche, Le Noroît, 2007.