À eux seuls, les trois récents titres de la collection « Planète Inde* » mettent à mal presque tous les clichés qui concernent ce populeux pays.
Dans l’ignorance où je suis de la réalité indienne, les angles choisis par ces livres me semblent ouvrir sur des éléments majeurs : l’histoire, avec ce qu’elle comporte ici d’imprécis ; l’islam, tel que le vivent les musulmans regroupés en trois pays distincts ; l’intouchabilité, dans ce qu’elle recouvre de malentendus et de souffrances persistantes. Grand mérite de la collection, sa pédagogie attentive et éclairante. Un glossaire définit les termes peu familiers et pourtant indispensables ; un historique rappelle les dates charnières ; une bibliographie indique les sources auxquelles les trois spécialistes ont puisé… Indice d’une coordination alerte, le vocabulaire est stable d’un bouquin à l’autre et les convergences l’emportent sur les morceaux de bravoure. À cela s’ajoute, dans deux cas sur trois, une brève dramatisation qui illustre par un cas concret ce que vient de révéler le survol à haute altitude et à grande vitesse.
Éric Paul Meyer
UNE HISTOIRE DE L’INDE
LES INDIENS FACE À LEUR PASSÉ
Albin Michel, Paris, 2007, 361 p. ; 34,95 $
L’histoire de l’Inde tarde d’autant plus à dégager ses lignes de force qu’elle ne présenta longtemps aucun intérêt pour la population indienne. Marquée par la placidité hindouiste, l’Inde se jugeait hors du temps et valorisait la constance plus que les bornes kilométriques. Il faudra l’entrée en scène des commerçants musulmans pour que noms, dates, changements viennent ponctuer le temps et étoffer le récit historique. C’est seulement sous la domination britannique que l’Inde sera soumise aux recensements, relevés statistiques et autres codifications qu’affectionne la modernité et qui fondent le pouvoir des bureaucraties. L’histoire religieuse souffre de flottements plus amples encore. Les spécialistes distinguent une phase védique marquée par les rituels pratiqués par les brahmanes et requis par les détenteurs du pouvoir, une deuxième phase qui répand le culte de Vishnou et de Shiva et une troisième qui coïncide avec les derniers siècles du premier millénaire chrétien et voit émerger un hindouisme modulé selon d’innombrables cultes de dévotion. C’est au cours de cette troisième étape que le bouddhisme accélère son déclin en Inde et que l’islam, bien que toujours minoritaire, monte en puissance. La prudence, conclut Éric Paul Meyer, demeure de mise : « Plus que toute autre, l’histoire religieuse de l’Inde est conjecturale, faute de repères chronologiques sûrs ».
L’Inde passera quand même du morcellement à un nationalisme de plus en plus affirmé. Le comportement presque schizophrène de Londres provoquera la volte-face. « Alors qu’en métropole la démocratie progresse à grands pas, en Inde triomphe un système autocratique. » Le paradoxe fait songer à Napoléon houspillant les duchés et baronnies germaniques jusqu’à provoquer leur regroupement. Les comportements britanniques indisposent tellement les Indiens qu’ils en oublient leurs divergences et s’unissent contre la morgue coloniale. La sanglante révolte des cipayes (1857) durcit les positions : l’Angleterre réagit en faisant de sa reine une impératrice. Quand Gandhi entre en scène, ses appels à la désobéissance civile trouvent un sol préparé. L’Inde demeurera cependant divisée contre elle-même, au point que survient la partition de 1947 : d’un côté, l’Inde et sa majorité hindoue ; de l’autre, le Pakistan et sa majorité musulmane. Comme, malgré tout, la tension persiste, un troisième pays naît en 1971, le Bangladesh.
Par Laurent Laplante
Marc Gaborieau
UN AUTRE ISLAM
Albin Michel, Paris, 2007, 393 p. ; 34,95 $
Au total, ce trio politique recense 400 millions de musulmans. Cette présence « bouleverse la tendance commune qui porte à croire que l’islam, c’est d’abord le monde arabe, et confirme au contraire la prépondérance de l’Asie centrale et de l’Iran sur le sous-continent ». L’indianisation de l’islam est pourtant irrésistible, car, bien qu’ils soient 140 millions dans l’Inde de 2001, les musulmans n’y constituent qu’une minorité de 13 %. Cette évolution de l’islam n’apaisera pas ceux des Indiens qui perçoivent l’hindouisme comme la seule religion acceptable.
Par Laurent Laplante
Robert Deliège
INTOUCHABLES
Albin Michel, Paris, 2007, 269 p. ; 29,95 $
Le bouquin consacré aux intouchables détruit lui aussi sa part de mythes. Robert Deliège multiplie d’ailleurs les mises en garde. Confondre intouchabilité et pauvreté contredit le bon sens : l’Inde, en effet, compte environ 15 % d’intouchables, tandis que de 40 à 60 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Depuis l’indépendance de l’Inde, il n’y a plus, du moins en théorie, de classes sociales impures, mais les tensions persistent sous des formes nouvelles. L’économie est devenue plus importante. « Beaucoup de conflits qui prennent la forme d’une guerre de caste sont, en réalité, liés au contrôle des ressources et de la terre : les plus agressifs sont souvent des paysans sociologiquement très proches des intouchables qui ont acquis de la terre récemment. » Le régime d’action positive présente ici des effets pervers : puisque certaines castes sont désignées comme bénéficiaires de soutiens, alors que d’autres ne le sont pas, beaucoup trouvent avantage à se présenter en victimes. « Tel est sans doute le paradoxe des revendications ethnicisantes de ce début de siècle : plus les différences se vident de leur substance, plus on les proclame comme fondamentales. L’évolution de l’Inde en ce domaine est autant un produit de la mondialisation que sa critique. »
On lira avec intérêt et étonnement les pages qui nuancent le mythe de Gandhi et qui font connaître le très versatile Ambedkar. Tous deux actifs sur le terrain politique, parfois alliés, plus souvent dressés l’un contre l’autre, les deux hommes se détestent cordialement. Ni l’un ni l’autre ne professe un credo parfaitement cohérent. Gandhi sous-estime les besoins de l’Inde moderne, mais tient farouchement à préserver l’unité du pays ; Ambedkar dénonce l’hindouisme qui, à son avis, ne lutte pas avec assez de vigueur contre les diverses discriminations. Gandhi, paternaliste et autoritaire, sera assassiné ; Ambedkar, à qui la constitution de l’Inde moderne doit beaucoup, quittera la religion hindoue à la fin de sa vie.
Excellente initiation au doute et au respect.
Par Laurent Laplante
Catherine Clémentin-Ojha
LES CHRÉTIENS DE L’INDE
Albin Michel, Paris, 2008, 298 p.; 34,95
Catherine Clémentin-Ojha est anthropologue et spécialiste des religions en Inde. Dans Les chrétiens de l’Inde, Entre castes et Églises, elle relate l’histoire du christianisme dans ce pays. Elle mentionne notamment une réalité aussi intéressante que méconnue : des chrétiens étaient établis en Inde bien avant l’arrivée des Occidentaux ! Ces « chrétiens syriens » auraient été évangélisés par Thomas, le disciple du Christ, qui y serait venu en l’an 52. Leur communauté, connue sous le nom de chrétiens de Saint-Thomas, était, au moment de l’arrivée des Européens, sous la juridiction de l’Église catholique chaldéenne.
À partir du XVe siècle, le christianisme en Inde est étroitement associé à la présence occidentale. Les Portugais d’abord, puis les Français, les Britanniques et d’autres Occidentaux s’installent, accompagnés de missionnaires qui s’efforcent de répandre la foi catholique ou protestante. Au début, les convertis appartiennent principalement aux castes supérieures. Plus tard, aux XIXe et XXe siècles, les nouveaux chrétiens sont surtout issus des castes d’intouchables et des autres basses castes. Certains d’entre eux voient sans doute la conversion comme une façon de se soustraire à leurs conditions de vie misérables et de grimper dans l’échelle sociale. Pourtant, malgré les efforts – variables selon les époques et les Églises – afin de le contrer, le système des castes n’est pas absent des communautés chrétiennes de l’Inde. C’est qu’il s’agit d’un phénomène autant social que religieux.
Aujourd’hui, les chrétiens indiens sont 24 millions et ils ne représentent que 2,34 % de la population. Leur religion, généralement associée au colonialisme occidental, leur vaut d’être souvent mal perçus par leurs concitoyens. Par conséquent, ils sont à l’occasion l’objet de violences de la part de groupuscules hindous.
Catherine Clémentin-Ojha dresse dans Les chrétiens de l’Inde un tableau vivant de la chrétienté dans l’Inde contemporaine et elle relate son histoire troublée et insolite. Son ouvrage passionnera aussi bien les lecteurs qui s’intéressent à l’Inde que ceux qui sont concernés par le christianisme et les religions en général. Et les esprits curieux y trouveront également de quoi se sustenter
Par Gaétan Bélanger
*Dans la même collection est également paru : Les sikhs, Histoire et tradition des « Lions du Panjab », Denis Matringe, 2008. À paraître : L’Inde vue d’Europe, Histoire d’une rencontre (1784-1947), Christine Mallard.