DHOVA, YEBED, MADELEINE
[…]
DHOVA – Yebed, je voudrais que tu acceptes mes excuses pour tout. La position dans laquelle je te mets vis-à-vis de ta femme Je suis conscient que…
YEBED – On a dit qu’on n’en parlerait plus.
DHOVA – Je sais, je sais mais Aujourd’hui j’ai réservé une place sur le vol d’après-demain.
YEBED – Ne précipite rien Dhova.
DHOVA – Madeleine et toi, vous êtes tellement généreux J’ai trop abusé de tout. Tu sais, j’ai honte.
YEBED – Tu ne devrais pas. Je suis ton frère. Chez moi chez toi. (Un temps.) Madeleine n’aime pas te voir dans mes habits.
DHOVA – Mais toi, aimes-tu me voir dans tes vêtements ?
YEBED – Bien sûr que oui Seulement…
DHOVA – Nous avons été éduqués ainsi, Yebed. Ce qui est à toi, ce qui est à moi Les corps traversaient les mêmes habits les mêmes…
YEBED – Je sais Mais Madeleine est née ici Ses parents sont nés ici. Ses grands-parents ses arrière-grands-parents tous sont nés ici. Elle est d’ici. C’est, comment dire cela, une autre émotion au monde.
DHOVA – Toi aussi tu es d’ici. Avec le temps, tu as fini par être d’ici. Tu as même l’accent, et l’accent est un pays.
YEBED – D’un certain point de vue Seulement d’un certain point de vue… Parce que ce n’est pas tout à fait la même chose. Ça ne le sera jamais. D’un certain point de vue, ça ne le sera jamais. Mais tu as raison : je suis d’ici. Je ne suis plus que d’ici. (Un temps.) Tu devrais sortir. Visiter la ville. C’est une belle ville.
DHOVA – Je me promène, Yebed. Je suis allé ce matin dans Saint-Roch, ce matin. Rue Saint-Joseph, une banderole, je ne sais pas si tu l’as déjà remarquée, barrait d’un jaune la façade de l’église Saint-Roch. Un appel au secours : « Il faut sauver l’église Saint-Roch ». J’ai visité d’autres églises aux chœurs en pleurs. Je me promène Yebed, je me promène. La porte Saint-Jean le Vieux-Port les plaines d’Abraham jusqu’à Sillery et même jusqu’à Wendake Parce qu’il n’y a pas que la mélancolie des églises. Ça te donne envie de croire en quelque chose, cette ville. Envie de devenir autre chose. Quelqu’un de bien… Juste quelqu’un de bien. Une envie de naître à nouveau (L’Ave Maria de Gounod, interprété par Kathleen Battle, échappé du lointain leur parvient.) Mais elle offre souvent des moments étranges. Tout à l’heure, en descendant de la sérénité radieuse des plaines d’Abraham, je me suis arrêté dans cette bibliothèque, rue Saint-Jean, là où il y a toutes ces tombes sur lesquelles le regard ne s’accroche plus. Il y avait là, à l’écart des regards enfouis dans les livres, un homme et une femme Ils chuchotaient. Une scène étrange. Une séparation, je présume. L’homme a glissé sa main sous la table, entre les jambes de la femme et lui a susurré : Dans le ciel ou dans la terre, où que tu ailles, je serai ton ombre. Aussitôt la femme a serré les cuisses pour arrêter la reptation de la main de l’homme. Et elle a murmuré dans une suffocation effarée : Pas ici. Pas maintenant. Pas en ce lieu. Je t’ai dit : c’est fini. Ne profite pas de ma faiblesse. C’est fini. Envers lui j’ai péché. Envers lui tu as péché. N’en rajoutons pas. Arrête ou je crie ! Tu ne crieras pas, lui a répondu l’homme d’une voix sans aspérités. Sans âpreté. Tu le sais et je le sais. Sans que je te supplie, sans que je m’abîme en prières à tes pieds, tu vas ouvrir la supplique de tes cuisses afin que je m’y engouffre pour humer, maintenant et en ce lieu, l’âcre encens de l’apostasie qui te damne à moi. Alors la femme a giflé l’homme. Du narthex la bibliothécaire s’est dressée comme réveillée par la gifle cependant que tous les regards se levaient des livres pour se poser sur eux. La femme a traversé la nef de la bibliothèque, traversé le transept, traversé le chœur jusqu’à l’impasse de ce qui fut une absidiole du temps de l’église St. Matthew. La femme fuyait. L’homme, d’un pas tranquille, l’a rejointe dans l’absidiole. Les deux semblaient ignorer notre présence. Seuls au monde à l’intérieur de ce qui l’un à l’autre les damne. Et…
Madeleine entre. Apparemment elle rentre du travail.
YEBED – Ah, te voilà enfin.
MADELEINE – (Jette ses effets un peu n’importe comment, puis s’affale sur une chaise.) Bonsoir.
YEBED et DHOVA – Bonsoir.
MADELEINE – Je suis tannée. Après le travail, j’ai traîné un peu à Place Sainte-Foy. Magasiner. Je suis tannée.
Elle regarde les habits que porte Dhova puis tourne le regard vers Yebed.
DHOVA – Je ne porterai plus ses habits. Yebed m’a fait comprendre que tu n’aimais pas.
Silence.
MADELEINE – Je suis tannée, et j’aime ça. Tannée de cette manière, j’aime. (Un temps.) Tu devrais sortir Dhova, te promener, voir la ville. Il y a plein de choses à voir dans cette ville.
YEBED – Il sort. Il se promène. Je crois même qu’il a déjà fait le tour de la ville. (Un temps.) Il repart après-demain.
MADELEINE – (Comme si elle n’avait pas entendu.) Le bureau plus le magasinage, ça m’a tuée. Et puis il s’est passé tout à l’heure dans les toilettes à Sainte-Foy Une scène étrange. Une séparation, je suppose.
YEBED – La réservation est déjà faite.
MADELEINE – Tu peux me masser ? Les épaules. J’ai comme des nSuds partout.
YEBED – Je bois un verre d’eau et je suis à toi
DHOVA – Laisse, je vais le faire.
MADELEINE – Tu peux me masser, Yebed ?
Mais déjà Dhova masse Madeleine. Yebed hésite un instant puis sort. Silence. Dhova masse Madeleine. D’abord crispée, elle va peu à peu se détendre pour fermer les yeux de contentement sous les massages de Dhova. Yebed réapparaît, un verre d’eau à la main. Dhova masse Madeleine. Yebed observe la scène un moment puis s’avance vers eux. Il tend le verre d’eau à Madeleine qui, sans ouvrir les yeux, comme un automate, se saisit du verre d’eau. Dhova masse Madeleine.
YEBED – J’ai pensé que ça te ferait du bien.
MADELEINE – Merci.
Un temps.
YEBED – Et cette scène ? Tout à l’heure, dans les toilettes ?
MADELEINE – Oui J’étais déjà là quand ils sont entrés. Un homme et une femme. Une femme et un homme, je devrais dire. Cet homme a suivi cette femme jusque dans les toilettes pour dames. Apparemment elle devait le fuir depuis un moment. Il l’a agrippée et l’a attirée contre lui.
DHOVA – Dans le ciel ou dans la terre, où que tu ailles je serai ton ombre.
MADELEINE – Pas ici. Pas maintenant. Pas en ce lieu. Je t’ai dit : c’est fini. Ne profite pas de ma faiblesse. C’est fini. Envers lui j’ai péché. Envers lui tu as péché. N’en rajoutons pas. C’est fini. Terminé (Les massages se sont mués en caresses.) Arrête ou je crie !
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Koffi Kwahulé est né en 1956 en Côte d’Ivoire. Diplômé de l’Institut des Arts d’Abidjan, il complète sa formation à l’École supérieure des arts et des techniques du Théâtre de Paris tout en achevant un doctorat d’études théâtrales. Traduites en plusieurs langues, ses pièces, notamment Bintou, Jaz, Big Shoot et P’tite-Souillure, sont créées en Europe, en Amérique du Nord et en Afrique. Du théâtre à l’essai, en passant par son roman Babyface publié chez Gallimard en 2006 (prix Ahmadou Kourouma), Koffi Kwahulé explore, dans une perspective universelle, les fractures qui ont déchiré le continent africain.
Koffi Kwahulé a publié, entre autres :
Cette vieille magie noire, Grand Prix Tchicaya U Tam’si 1992, RFI/ACCT 1992, Lansman, 1993 et 2006 ; Pour une critique du théâtre ivoirien contemporain, essai, L’Harmattan, 1996 ; Bintou, Lansman, 1997 ; Il nous faut l’Amérique !, Acoria, 1997 ; Fama, Lansman, 1998 ; La dame du café d’en face/Jaz, prix SACD-RFI 1994, Éditions Théâtrales, 1998 ; Village fou ou Les déconnards, Fayard, 2000 ; Big Shoot/P’tite-souillure, Éditions théâtrales, 2000 ; El Mona, in Liban, écrits nomades 1, Lansman, 2001 ; Le masque boiteux ou histoires de soldats, Éditions théâtrales, 2003 ; Scat, in 5 petites comédies pour une Comédie, Lansman, 2003 ; Misterioso-119/Blue-S-cat, Éditions théâtrales, 2005 ; Brasserie, Éditions théâtrales, 2006 ; Babyface, roman, prix Ahmadou Kourouma 2006, Gallimard, 2006 ; La dame aux edelweiss in Les petites formes de la Comédie-Française, L’avant-scène théâtre, 2007.
Ouvrage sur Koffi Kwahulé : Frères de son : Koffi Kwahulé et le jazz, Entretiens, avec Gilles Mouëllic, Éditions Théâtrales, 2007.