Au début des années 1990, Zlata Filipovic écrit son journal intime. Rien d’étonnant à cela, tant de préadolescents le font. Ce qui est par contre inhabituel est la qualité du témoignage – intelligent et articulé – d’une enfant racontant la guerre qui se déroule sous ses yeux.
À cette date, Zlata vit en effet à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine (ex-Yougoslavie), dans une ville assiégée par l’armée fédérale yougoslave et par les forces paramilitaires serbes. À la suite de multiples hasards, Le journal de Zlata1 sera publié et son auteure deviendra la porte-parole de tous ceux qui auront souffert des mille lâchetés commises lors de cette interminable guerre européenne (1992-1995).
L’engagement de Zlata, son devoir de mémoire comme le nommait Primo Levi, ne s’arrête pas là. La jeune femme publie en 2006 Paroles d’enfants dans la guerre2. Quatorze journaux intimes de jeunes âgés de 12 à 20 ans, écrits de 1914 à 2004, de la Première Guerre mondiale au conflit actuel en Irak. Assiégés, internés ou parfois soldats, ils survivent ou meurent dans la guerre qui est la leur. Zlata s’identifie à leur douleur : « Ces différentes voix s’interpellent […] et entonnent à l’unisson la complainte de l’enfance volée et de l’irremplaçable jeunesse ».
La guerre de Zlata
Âgée d’à peine dix ans, l’écolière douée qu’est Zlata raconte dans son Journal son quotidien d’enfant unique, choyée par Malik, son papa avocat, et par Alica, sa maman ingénieure-chimiste. Entourée de ses copains, de ses amies de cœur, de ses grands-parents, Zlata est heureuse. Intuitive et fine analyste, confiante mais prophétique, elle écrit en octobre 1991, peu avant son onzième anniversaire : « Après la Slovénie et la Croatie3, le vent de la guerre va-t-il souffler sur la Bosnie-Herzégovine ? Non, ce n’est pas possible ».
Quelques mois plus tard, le 6 avril 1992, le jour même où la Communauté européenne4 reconnaît l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, Sarajevo voit tomber le premier mort d’une guerre qui en comptera environ 250 000. Zlata est horrifiée. « Une fille […] a été TUÉE. Son sang a coulé sur le pont. […] C’est HORRIBLE, HORRIBLE, HORRIBLE ! »
En 1993, la guerre fait rage. Les vacances scolaires de l’été sont bien tristes. Ni mer ni montagne, terminées désormais les visites aux grands-parents à la campagne. Des enseignants de Sarajevo cherchent à occuper les jeunes qui ne peuvent pas sortir de la ville encerclée. Avec l’aide de l’UNICEF, ils organisent un concours de journaux intimes. Zlata présente ainsi quelques pages de sa chère Mimmy – ainsi prénomme-t-elle son Journal – et gagne le premier prix. Elle gagnera d’ailleurs beaucoup plus que cela car des journalistes étrangers la remarqueront et de fil en aiguille Zlata et sa famille seront évacuées de Sarajevo en état de siège.
Zlata est précoce, étonnamment politisée pour une enfant de son âge. Phénomène plus courant en Europe centrale qu’en Amérique du Nord, il est vrai. Elle a d’excellentes notes à l’école, que des 5 sur 5, écrit-elle régulièrement dans son Journal. Elle lit beaucoup, bien conseillée par ses parents et ses professeurs. Elle précise : « Ni le journal d’Anne Frank ni celui d’Adrian Mole n’avaient de secret pour moi. Je cherchais d’ailleurs à imiter le style amusant de Sue Townsend5. Petit à petit, cependant, j’ai craint que ma vie ne finisse comme celle d’Anne Frank, tuée par l’ennemi ».
Son destin était autre.
L’exode
Zlata poursuit ses confidences à Mimmy. « Il y a des gens qui me tournent autour – des journalistes, des photographes, des cameramen. […] Hier, c’était une équipe d’ABC-NEWS. Pour filmer la ‘Personnalité de la semaine’. Tu entends ? Je suis une personnalité. »
Découverte par une journaliste du Figaro Magazine de passage à Sarajevo, Zlata est rapidement prise en charge par les éditions Robert Laffont. La veille de Noël 1993, Mimmy propulse la famille Filipovic en France. « PARIS. Il y a du courant, de l’eau, il y a du gaz », écrit Zlata émerveillée. L’incroyable se poursuit car le Journal est traduit en 36 langues et plus d’un million de copies est vendu à travers le monde.
Zlata explique qu’il y a eu une contrepartie à cette soudaine notoriété. « En 1994, j’ai fait une tournée mondiale avec mon Journal. Un étonnant parcours pour une jeune Bosniaque ! Mes parents étaient inquiets pour moi car l’horaire était chargé et j’étais encore toute jeune. C’est vrai que j’ai rencontré de nombreuses personnalités fascinantes, dont Bill Clinton, alors président, mais je ne réalisais pas l’inhabituel et surtout l’importance de ce que je vivais. »
En 1995, les Filipovic quittent Paris pour s’établir à Dublin où ils habitent depuis. Zlata poursuit donc ses études en anglais.
Enfant, Zlata affichait déjà une grande sensibilité politique, quelque peu prémonitoire. Adulte, elle conserve ces mêmes dispositions. Grâce à ses droits d’auteur – et à la célébrité que lui confère le Journal –, Zlata fréquente la prestigieuse Université d’Oxford. En 2001, elle y obtient un BSC en sciences humaines. « Je me suis intéressée aux droits des Gitans en Bosnie. Plus tard, le sujet de ma maîtrise en paix internationale à l’Université de Dublin a par contre été sur la prostitution en temps d’occupation », commente-t-elle.
Pendant ses années universitaires, Zlata prononce des conférences afin de sensibiliser les jeunes à la violence, à l’injustice et à l’impuissance engendrées par les guerres. Elle traduit en anglais un livre sur Miloševi6, le dictateur déchu et mort depuis. Le côté sombre de l’instigateur des guerres d’invasion au profit de la grande Serbie n’était pas très connu de Zlata enfant. « Ils nous en empêchent. Qui ça ‘ils’ ? Bah, quelle importance ?… » écrit-elle dans son Journal.
Un duo engagé
En 2003, la Britannique Melanie Challenger contacte Zlata via la Fondation Mostar dont elle est la directrice artistique7. Elles se rencontrent à la Fondation Anne-Frank d’Amsterdam. La jeune poète a d’ailleurs écrit le libretto de l’oratorio Annelies8, adapté du Journal d’Anne Frank et joué en 2005 à Londres afin de célébrer le soixantième anniversaire de la fin de l’Holocauste.
Melanie propose un projet de publication de journaux d’enfants écrits en temps de conflit auquel Zlata souscrit d’emblée. Les jeunes femmes – qui ont toutes deux écrit leur journal, celui de Melanie demeurant privé – désirent donner une voix aux jeunes témoins des guerres du XXe siècle. Elles veulent des auteurs de cultures, d’époques et d’âges différents. En outre, « il était important de montrer les deux faces d’une même réalité ».
Zlata et Melanie insistent sur l’aspect multinational du projet. Leur objectif ne sera pas totalement atteint car, comme l’écrit Zlata, « ceux qui écrivent leur journal sont éduqués, ils disposent de temps, d’espace, d’encre et de papier et ils appartiennent à des cultures où cette tradition existe ». C’est ainsi que bien des drames récents ne connaîtront jamais les témoignages d’enfants écrits au moment et sur les lieux du conflit. On ne peut s’empêcher de penser au Rwanda ou au Darfour
Parmi les manuscrits retrouvés, Zlata et Melanie font leur choix. « Nous voulions de l’intensité, de l’émotion qui permettaient de démontrer l’absurdité des choses. » Les jeunes recherchistes-éditrices exigent aussi que les écrits sélectionnés soient chargés de réalité afin de donner de la force aux témoignages. Mission accomplie.
Les journaux publiés ont la qualité descriptive que possédait Mimmy : « Je vais éclater en sanglots ! AAAAH ! ÇA COULE ! » En écho, les mots de la Russe Nina Kosterina écrits en 1941 dans Moscou bombardée : « Tac-tac-tac, crépite la défense antiaérienne. Ooh Ooh Ooh , mugit l’artillerie lourde ». Tout comme Zlata, Nina a cherché à baptiser son journal. « Mais comment vais-je l’appeler ? J’y ai longtemps réfléchi. […] J’ai décidé d’appeler mon journal ‘Journal d’une fille normale’. » Elle mourra au front, en 1942, âgée d’à peine 20 ans.
L’unanimité du constat de ces enfants fait froid dans le dos. En 1914, incroyablement lucide, la jeune Allemande Piete Kuhr déclare : « Terrible, nous n’apprendrons donc jamais ». En 1939, Inge Pollak, une jeune Juive évacuée de Vienne vers l’Angleterre, implore inutilement à son tour : « Faites qu’il n’y ait pas de guerre ». Vœux que réitère Sheila Allan, élevée à Singapour et prisonnière des Japonais de 1942 à 1945 : « La guerre ? Non ! C’est impossible ».
Nowhere Man ?
Toute petite, comme bien des petites filles, Zlata voulait d’abord devenir coiffeuse. Elle avait des projets tout ordinaires. Sourire en coin, elle raconte ses rêves d’alors : « Je voulais vivre une vie semblable à celle de mes parents : aller à l’université, vivre et travailler à Sarajevo, marier un gentil Bosniaque, avoir des petits Bosniaques »
Une vie tout autre l’attendait au détour. Grâce et à cause de Mimmy.
Dans sa chanson « Lettre à Zlata », Richard Séguin pose directement la question : « Mais qu’est-ce qu’on a fait de ton enfance ? » Zlata – et Melanie – a voulu apporter une certaine réponse à cette interrogation par le biais des 14 auteurs de Paroles d’enfants.
Son enfance a été volée par la guerre, soit, mais Zlata a-t-elle aussi été dépossédée de son destin ? Zlata insiste : « Je dois arrêter de me demander Pourquoi moi ? car c’est profondément inutile. Je veux transformer ma culpabilité en action, continuer à alerter l’opinion publique, transformer la honte en fierté ».
Cheveux bruns et yeux bleus, Zlata affiche un petit air irlandais mais ses pommettes bien marquées dévoilent son ascendance slave. Résolument balkanique. Elle explique sa double appartenance : « Aujourd’hui, à 26 ans, j’aurai autant vécu en Irlande qu’en Bosnie. Moitié-moitié, à part égale ! Je ne suis plus cette petite fille de Sarajevo à laquelle tout le monde pense. Je suis une jeune femme bien établie à Dublin, avec travail, famille, amis et amour ».
Zlata est à un tournant de sa vie. Comme tous ceux de la diaspora bosniaque, Zlata s’interroge sur son retour au pays : probable, possible ou même désiré ? Elle confie : « Avant la mort de ma grand-mère, à l’été 2006, je passais toujours les vacances chez elle. Je revoyais mes copains d’enfance. Maintenant, mes meilleures amies vivent en Slovénie, mes grands-parents sont décédés. Ma vie est ailleurs ».
Zlata l’exilée veut-elle et pourra-elle jamais retourner vivre à Sarajevo ?
Autre expatrié, Aleksandar Hemon – enfant de Sarajevo vivant à Chicago – fait de l’exode le thème principal de ses livres. Interrogé sur sa propre identité, il déclare : « Je ne suis ni serbe ni croate ni musulman mais ‘de Sarajevo et compliqué’ ». Bref, un véritable Nowhere Man9, bien sûr. Zlata approuve de la tête.
1. Zlata Filipovic, Le journal de Zlata, Robert Laffont, 1993, 207 p.
2. Zlata Filipovic et Melanie Challenger, Paroles d’enfants dans la guerre, XO, 2006, 453 p. ; 27,95 $.
3. À la suite des déclarations de sécession faites par la Slovénie et la Croatie en juin 1991, une courte guerre entre la Slovénie et l’armée fédérale yougoslave s’ensuit. Elle ne dure que quelques jours. Beaucoup plus longs et meurtriers seront les combats en Croatie, qui ne se termineront qu’en 1998.
4. La Communauté européenne (CE) devient l’Union européenne (UE) en 1993.
5. The Secret Diary of Adrian Mole, Aged 13 ¾;grand succès britannique paru en 1982.
6. Vidosav Stevanovic, Miloaevi : The People’s Tyrant, traduit par Zlata Filipovic, Tauris, 2004.
7. Du nom de la ville martyrisée de Mostar (Bosnie-Herzégovine), la Fondation est une coopérative artistique ayant siège à Oxford et qui fait la promotion d’œuvres créées par des jeunes, portant sur les conflits et la réconciliation. La Fondation collabore avec la compagnie canadienne d’opéra, KidsOp, située en Alberta.
8. Du véritable nom d’Anne Frank, soit Annelies Marie.
9. Aleksandar Hemon, Nowhere Man, Random House (Vintage International), 2004, 242 p. ; Aleksandar Hemon a adopté la langue anglaise comme langue d’écriture. Il est déjà gagnant de nombreux prix littéraires tels le 21st Century Award et le MacArthur Foundation ‘genius grants’. On dit qu’il sera le prochain prix Pulitzer.