L’année 2006 était consacrée, dans la quarantaine de pays francophones, année Léopold Sédar Senghor. Le poète sénégalais, mort à 95 ans en Normandie, aurait eu cent ans. Plus de 2000 manifestations ont eu lieu aux quatre coins de la planète. L’une des plus importantes, le vingtième des Sommets francophones à Bucarest, rendait hommage à leur instigateur en mars dernier.
Ce père de la francophonie fut aussi père de la nation sénégalaise de 1960 à 1980, créateur avec le Martiniquais Aimé Césaire du mouvement de la négritude ; il signa une bonne dizaine d’œuvres, en plus d’être l’objet de maints honneurs européens. Et pourtant…
Lors de ses obsèques qui eurent lieu à Dakar, on ne vit pas l’ombre du président de la République française Jacques Chirac, ni celle d’un Lionel Jospin, le premier ministre de l’époque. Certains ne manquèrent pas de faire un parallèle avec le sort réservé aux Tirailleurs sénégalais qui combattirent pour la France lors de la Seconde Guerre. Ces Africains, analphabètes pour la plupart, ont attendu une quarantaine d’années après l’indépendance de leur pays avant d’avoir droit à une pension équivalente, en termes de pouvoir d’achat, à celle des soldats français. Léopold Sédar Senghor s’était battu toute sa vie pour que l’on reconnaisse la part francophone, pour ne pas dire française, de son pays alors que se fomentaient des révoltes sanglantes qui auraient nui à l’Hexagone. Au lendemain de ses funérailles, le milieu littéraire et culturel est abasourdi. L’académicien Érik Orsenna écrit dans un article intitulé « J’ai honte », publié dans Le Monde : « La France, désormais, se moque de l’Afrique. De ses fidélités passées, de ses douleurs présentes, de l’avenir de sa jeunesse. Chacun chez soi. Le Nord avec le Nord ».
Si ses pairs sont choqués par cette absence, il n’en reste pas moins qu’ils sont nombreux, du vivant de l’auteur, à n’avoir su apprécier son œuvre, unique dans la littérature de langue française. Certains ont dit que le poète ne savait pas synthétiser sa pensée – ce que ses essais contredisent magistralement –, qu’il y avait trop d’idées, trop d’images, trop de mots exotiques, trop de qualificatifs. En somme, on lui a reproché, comme à Césaire, de ne pas faire français. C’est que le poète, comme le politique qu’il était, n’a jamais voulu se fondre dans un moule, qu’il soit français ou africain : il fut le grand promoteur du métissage culturel. Son biographe, Jean-Michel Djian, dans Léopold Sédar Senghor, Genèse d’un imaginaire francophone1, trace le portrait d’un homme mosaïque, et en cela difficile à caser. Constat semblable d’Armand Guibert et de Nimrod, qui signent Léopold Sédar Senghor2, paru dans la fameuse collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, réédité à l’occasion du centenaire.
Deux ouvrages donc, qui venaient s’ajouter aux hommages de l’année 2006. Jean-Michel Djian ne ménage d’ailleurs pas les dithyrambes à l’endroit du francophile. Si on prend plaisir à feuilleter son livre pour la richesse et la beauté de l’iconographie, on préférera celui d’Armand Guibert et Nimrod, un peu plus critique, mais si peu.
L’apprentissage de la conciliation
Aimé Césaire ne pouvait se douter que son homologue sénégalais, sous ses dehors conciliants, ressentait comme lui la révolte et la rage du colonisé. Celui dont le nom signifie « qu’on ne peut humilier » n’écrivait-il pas : « Je déchirerai le rire banania sur tous les murs de France » ? À la différence de Césaire pourtant, Senghor prôna toute sa vie la conciliation entre les peuples. Et bien que sa poésie fut taxée de régionaliste, elle cherchait à rejoindre l’universel : parler à l’autre d’un soi si intime qu’il puisse s’y reconnaître.
L’humanisme de Senghor remonte à son enfance passée à Joal, une petite ville côtière au sud de Dakar. Selon ses dires, avant même d’apprendre à parler français, il dut composer avec différentes cultures. Son père, polygame, était d’origine sérère, une ethnie minoritaire au Sénégal. Quant à sa mère, elle était une musulmane d’origine peule. À sept ans, son père, un bourgeois commerçant, l’envoie dans un collège catholique pour en faire un prêtre. Le futur poète y apprend le nom des plantes, des arbres, des animaux qui l’entourent, cela en français. Ce sera le terreau de nombre de ses poèmes nostalgiques : « Je ne sais en quel temps c’était, je confonds toujours l’enfance et l’Éden », écrit-il dans Éthiopiques. Le dessein du père est le même en envoyant par la suite Léopold au collège-séminaire Libermann. Cependant, le fils, graine de rebelle, est retiré ; l’école laïque sera un tremplin vers des études françaises en littérature, à Paris.
Boursier de la Sorbonne qu’il abandonne, il s’inscrit en hypokhâgne à Louis-le-Grand, en préparation de son entrée à l’École normale supérieure. Il y fait la connaissance du futur politicien Georges Pompidou, mais aussi d’Aimé Césaire et de Léon Damas. En 1934, il fonde avec les deux derniers un journal nommé L’Étudiant noir, dans lequel apparaît pour la première fois la notion de négritude. C’est le début d’un combat pour l’égalité des peuples. Ami de Gide, de Picasso, de Tzara, il devient en 1935 le premier agrégé africain dans l’Histoire française. Non pas en littérature, diplôme qu’on lui refusera, mais en grammaire. Il enseigne cette matière dans différents établissements avant d’être incorporé dans l’armée et envoyé au front. En 1940, il est capturé par les Allemands et interné dans divers stalags. Il finit par échouer dans celui de Poitiers, un camp réservé aux troupes coloniales. On raconte qu’à leur arrivée au stalag, ses compagnons noirs et lui passèrent à deux doigts de se faire fusiller. Des Noirs en temps d’épuration ethnique… Ils échappèrent à la mort en s’écriant à l’unisson : « Vive la France, vive l’Afrique noire ! » Des militaires français firent comprendre aux Allemands qu’un tel massacre nuirait à leur honneur… L’internement dura deux bonnes années. Senghor se sentait doublement prisonnier : des Allemands, mais aussi des Blancs. Hors de la sphère intellectuelle, il redevenait le colonisé. Un capitaine français, membre d’une commission d’armistice, ne trouve que ces mots devant le Noir : « Pourquoi porte-t-il des lunettes, celui-là ? » Senghor écrira néanmoins durant sa détention plusieurs des poèmes qui figurent dans Hosties noires, publié en 1948. Les textes étaient gardés par Georges Pompidou à Paris, grâce à un Allemand anti-nazi, relié au réseau de résistance du camp, qui les lui avait confiés. En 1942, le poète est libéré pour cause de maladie et réintégré dans ses fonctions d’enseignant.
Sur deux fronts
1945 fut une année charnière pour Senghor : il fait son entrée en politique comme député du Sénégal et publie du même coup son premier recueil de poèmes, Chants d’ombre (Seuil). Ce ne sera pas toujours ainsi. Plus les responsabilités politiques seront grandes, moins il aura de temps pour écrire. Quand en 1960 il est élu président de la république du Sénégal, le premier dans l’histoire du pays, il aura du mal à dire adieu à sa carrière d’écrivain. Pablo Neruda ou Saint-John Perse ont peut-être réussi à nourrir leur vie intérieure pendant leur engagement politique, mais la carrière de diplomate est sans doute moins prenante que la présidence d’une nation. Entre 1945 et 1960, Senghor publie ses œuvres majeures : après Chants d’ombre et Hosties noires, il fait paraître en 1949 le conte Chants pour Naëtt et Éthiopiques en 1956. En 1961 le Seuil édite Nocturnes. Durant les vingt ans de sa présidence, il trouvera à peine le temps d’écrire quelques élégies (Élégie des azilés, 1969 ; Élégies majeures, 1979) et les Lettres d’hivernage (1973). Le Seuil fera paraître en 1994 œuvre poétique3, qui comprend, outre ces recueils, des poèmes inédits et les « Dialogues sur la poésie francophone ». L’ouvrage est aussi réédité en 2006.
Mais revenons à la période prolifique des années 1940. L’art nègre trouve, surtout en peinture, de prestigieux adeptes comme Picasso, ce qui aidera la cause de Senghor. Il est dans le vent, si on peut dire. Une nouvelle revue voit le jour après la guerre, Présence africaine, autour de laquelle s’activent quelques grands noms comme Albert Camus ; c’est André Gide, fidèle défenseur de la cause et ami de Senghor, qui la présente au public. Léon Dumas publie par ailleurs Poètes d’expression française, ouvrage dans lequel figure la poésie de Senghor. Mais le grand événement de ces années florissantes d’après-guerre est la parution de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, préfacée par Jean-Paul Sartre. L’ouvrage fait date.
Que comprenait vraiment Sartre à la poésie nègre ? On peut l’excuser, parce qu’il est un des premiers à la commenter, de trop vouloir lui attribuer les clichés sur les peuples « primitifs ». Dire que Senghor était un poète animiste, c’est oublier l’importance du Dieu unique dans sa poésie. C’est aussi sans doute, parmi d’autres raisons, son catholicisme exacerbé à la Claudel, qui nous rend l’œuvre de Senghor, aujourd’hui, si lointaine.
« Si j’écris ces lignes, c’est à la suggestion de certaines critiques de mes amis. Pour répondre à leurs interrogations et aux reproches de quelques autres, qui somment les poètes nègres, parce qu’ils écrivent en français, de sentir français, quand ils ne les accusent pas d’imiter les grands poètes nationaux », commence Senghor dans la postface d’Éthiopiques. Ici, comme dans un article paru dans la revue Esprit, le poète se croit (ou se voit ?) obligé de justifier ce qui ne saurait l’être. Une œuvre littéraire de ce calibre ne devrait-elle pas parler d’elle-même, se défendre par elle-même ? Mais le professeur en Senghor, ou le politicien, tente de reprendre le fil d’un discours là où il s’est rompu. En bon humaniste, il multiplie essais, articles, préfaces, qui sont des ponts vers l’autre. On comprend que le propos de son œuvre poétique, même quand elle parle de l’intime, comme l’enfance par exemple, s’inscrit dans un dialogue entre l’Afrique et l’Europe. Ses mots sont français, pour la plupart, même si les vers débordent de termes intraduisibles d’origine africaine. La syntaxe, le squelette de la pensée, est, elle, typiquement africaine. Comme Senghor l’explique dans « Le français, langue de culture », les langues africaines n’ont pas de subordonnant, seulement des conjonctions : « À la syntaxe de juxtaposition des langues négro-africaines, s’oppose la syntaxe de subordination du français ; à la syntaxe du concret vécu, celle de l’abstrait pensée [sic] : pour tout dire, la syntaxe de l’émotion à celle de la raison ».
Dans le même article, Senghor écrit : « En Afrique, l’esprit ne succombe pas à la dichotomie. On n’y sépare pas, comme en Europe, la Culture de la Politique ». Interpréter les marques sociales d’une œuvre poétique peut paraître hasardeux. Mais quand on lit Senghor, il est difficile de ne pas voir le combat qu’il a mené toute sa vie, comme on ne peut apprécier l’œuvre d’un Gaston Miron sans son versant nationaliste. Nombreux sont les poèmes du Sénégalais qui mettent en scène la révolte du « lion rouge » – « J’ai la confiance de mon peuple. On m’a nommé l’Itinérant » –, la fatigue du colonisé, la terre saccagée par le pouvoir. À ce propos, on a pu craindre, comme Thomas d’Aquin, « l’homme d’un seul livre », c’est-à-dire, l’homme d’une seule cause. D’abord du point de vue littéraire, un discours monolithique n’assèche-t-il pas l’œuvre, qui devient outil de propagande ? Du point de vue politique, certains ont vu d’un mauvais œil l’accession d’un idéaliste à la tête d’un pays. L’Haïtien René Depestre, comme d’autres écrivains afro-antillais, ont peur que le président ne sombre dans une « revanche noire », à l’image de François Duvalier. Leurs craintes, toutefois, n’étaient pas fondées. Senghor sera plutôt l’homme de la conciliation. Malgré son catholicisme fervent, il officialisera et les langues et les croyances de son peuple.
Défaites et réussites d’un idéal
Le bilan des vingt ans de règne n’est pas parfait. Senghor, victime en 1962 d’un coup d’État perpétré par son premier ministre, Mamadou Dia, ne fut pas très clément à son égard ; celui-ci demeura douze ans en prison. De même, on peut être surpris en apprenant que le président refusa la grâce au marabout qui tenta de l’assassiner en 1967. Encore plus étonnant de la part de cet humaniste convaincu : la répression violente qu’il exerça contre les soulèvements étudiants. À part ces quelques « entailles » à l’idéal, le peuple sénégalais, et surtout ses intellectuels, profita de ses années de présidence. Senghor fit construire la première université – les premiers diplômés, versés en langues, en politique, en philosophie, ne sauront toutefois affronter la réalité d’un marché fondé sur l’économie… –, inaugura musées, centres de diffusion de l’art, bibliothèques, fonda de multiples associations faisant la promotion de la langue française et de la fraternité, organisa à Dakar le premier Festival mondial des arts nègres…
Après son abandon du pouvoir en 1980, plusieurs honneurs lui seront rendus. En 1983, il sera le premier Africain à être nommé membre de l’Académie française ; une université égyptienne porte son nom. C’est à cette époque que Senghor perd deux fils sur ses trois enfants ; l’un, issu d’un premier mariage, se suicide, alors que l’autre, le seul enfant qu’il aura de sa compagne de longue vie meurt dans un accident. Il écrira pour ce dernier l’un des plus beaux textes de son répertoire, « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor » : « Il était vie et raison de vivre de sa mère, lampe veillant dans la nuit et la vie / Brutalement tu nous l’as arraché, tel un trésor le voleur du plus grand chemin ».
Dès l’abandon du pouvoir, il quitte le Sénégal pour la Normandie où il rejoint sa femme qui n’avait jamais su se faire à la vie africaine. Âgé de soixante-quatorze ans au moment de sa retraite politique, il passe ses journées le nez dans les livres, crayon en main. Il traduit, écrit, en plus de travailler à des projets de développement culturel et social dans les pays du Sud, et de siéger au Haut-Conseil de la francophonie.
On peut reprocher à Léopold Sédar Senghor, comme l’a fait Aimé Césaire dans une entrevue donnée à Jean-Michel Djian, d’avoir attribué une valeur intrinsèquement humaniste au français, pour lui la valeur universelle : « Mais il faut en finir avec la francophonie du XIXe siècle, écrit Césaire. ‘Le français partout et on est sauvé !’ Non ce n’est pas de cela que nous avons besoin. Il y a bien trop de cultures à protéger ». Disons à la défense de Senghor que pour qu’un dialogue s’instaure entre les être humains, il faut nécessairement qu’ils sachent parler la langue de l’autre. Oui à la protection des cultures spécifiques, dit le poète – qui fut aussi ethnologue –, non au cloisonnement. Ne nous a-t-il pas montré dans ses poèmes, mieux que nul autre, la force d’une culture de la joie au côté de laquelle la figure tourmentée de nos livres paraît bien pâle ? À travers ses vers, il semble nous dire : regardez, écoutez, c’est à votre tour de nous comprendre et d’apprendre.
1. Jean-Michel Djian, Léopold Sédar Senghor, Genèse d’un imaginaire francophone, Gallimard, 2006, 253 p. ; 43,50 $.
2. Armand Guibert et Nimrod, Léopold Sédar Senghor, Seghers, 2006, 364 p. ; 41,95$.
3. Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, « Points », Seuil, 2006, 437 p. ; 16,95$.