Nouvelles, romans jeunesse, récit, paroles de chansons, textes pour le cinéma d’animation, direction littéraire en poésie pour la jeunesse, ateliers d’écriture ici et ailleurs, théâtre de marionnettes, danse et photographie, voyages et autres bonheurs… L’univers de Sylvie Massicotte tourne autour des mêmes passions depuis l’enfance.
Rencontre avec une écrivaine qui navigue entre contraintes et bouffées d’oxygène.
Nuit blanche : Dans votre récit Au pays des mers, vous écrivez : « N’était-ce pas pour devenir écrivaine que j’avais décidé de voyager, à l’âge de vingt-trois ans, à la fin de mon bac ? Il fallait que je passe par là, il fallait ‘avoir vécu pour écrire’ ! Et chaque fois que la vie était trop dure, au cours de mes trois années de précarité à l’étranger, je me disais que cela me servirait bien, à moi ou à mes personnages ». Les voyages vous ont-ils vraiment servi à devenir écrivaine ?
Sylvie Massicotte : Ils me servent encore. C’est un matériau qui imprègne mon travail, le plus souvent sans que j’en aie pleinement conscience. C’est pour ça que j’ai voulu intégrer des extraits de mes textes de fiction dans le récit Au pays des mers. En rédigeant ce texte, j’avais parfois l’impression d’avoir déjà écrit certains épisodes de mes voyages, tout en me disant que c’était impossible puisque j’acceptais pour la première fois d’aller vers l’autobiographie – j’avais d’ailleurs un peu hésité avant d’aller de l’avant parce que je préfère nettement plonger dans l’imaginaire quand j’écris. Je relisais mes textes de fiction, en parallèle, et j’étais forcée d’admettre qu’en arrière-plan d’une nouvelle ou d’un roman jeunesse, des éléments du réel se profilaient. Ce sont des passages comme ceux-là que j’ai choisi d’intégrer pour que la fiction prenne le relais et que les lecteurs voient comment peut s’opérer le travail de création.
Quel autre matériau sert à devenir écrivain ?
S. M. : Tout. La vie, bien sûr… Mais d’abord, on ne devient pas écrivain. C’est difficile de dire où ça commence. Dans Au pays des mers, je parle aussi de cette voix qui a précédé mon écriture. J’ai toujours écrit avant même de savoir écrire. Et je serais encore écrivaine si la vie était assez cruelle pour m’empêcher de placer un mot devant l’autre. Être écrivain, c’est avant tout un état, je crois. Je le vois beaucoup dans les ateliers d’écriture que j’anime. À la fin du stage, ce qui reste à déterminer pour tous les participants est la place que l’écriture va réellement occuper dans leur vie. Cette place n’est jamais gagnée, personne ne nous la donne. Il faut donc que l’écriture soit une priorité pour que le travail se fasse, car c’est beaucoup une question de travail ensuite.
Outre la littérature jeunesse, vous avez publié essentiellement des nouvelles jusqu’à maintenant. À quoi le choix de ce genre correspond-t-il ?
S. M. : J’aime explorer le détail, le dense. Tout va vite et il se produit un millier de choses au quotidien. La nouvelle permet de s’attarder à des moments particuliers, intimes.
Les surprises de l’écriture
Comment se construisent les recueils ? Partez-vous d’une thématique ?
S. M. : Au tout début, écrire était essentiel pour moi, mais publier un livre ne l’était pas. J’ai soumis des nouvelles une à une à des revues dans lesquelles elles paraissaient, mais c’est au moment de ma maîtrise en création littéraire qu’on m’a convaincue de l’importance de publier un livre pour, justement, donner un espace légitime à ce qui était si important pour moi. J’ai donc relu mes nouvelles et en ai écrit d’autres après avoir repéré deux ou trois fils majeurs qui ressortaient. Un, en particulier, le regard, a fini par donner le titre à ce premier recueil, L’œil de verre. Un livre dans lequel la solitude et l’enfermement sont très présents. La plupart des personnages semblent prisonniers, complètement pris dans leur bulle. Mes nouvelles sont parfois sombres.
C’est vrai que la solitude, l’incompréhension entre les personnages – on a souvent l’impression qu’ils monologuent plutôt que de se parler –, les non-dits, l’incommunicabilité sont des thèmes récurrents dans votre œuvre.
S. M. : Le thème de Voyages et autres déplacements est venu du besoin de sortir de l’enfermement, de faire bouger les personnages. Mais je me suis aperçue, plus tard, qu’ils ne bougeaient pas tant que ça.
Pour Le cri des coquillages, c’était la volonté de pousser encore plus loin cette notion d’espace déjà présente dans L’œil de verre, avec l’enfermement, et dans Voyages et autres déplacements, avec le mouvement. L’espace ultime, c’était le vide. J’ai écrit le premier jet de plusieurs textes que j’ai mis de côté. Quand j’en ai eu plusieurs, je les ai relus avant de poursuivre, pour mieux m’orienter et voir lesquels je conserverais pour la réécriture. C’est toujours de cette façon que je travaille, mais là j’ai tout de suite vu, à mon grand étonnement, qu’un des fils conducteurs était la maternité. C’était, en tout cas, très sombre, très éprouvant. J’ai continué à écrire, mais parfois j’avais envie de tout laisser tomber. Puis, c’est en écrivant la nouvelle « Monsieur » que j’ai retrouvé l’élan pour terminer l’ensemble des textes. D’ailleurs, quand vient le temps de la composition du recueil, je garde des nouvelles qui permettent de ponctuer, d’aérer un peu. J’essaie aussi, par exemple, de ne pas placer consécutivement deux textes écrits au « je » quand l’un est masculin et l’autre féminin, pour ne pas que le lecteur soit perdu inutilement. J’ai le souci de varier les voix narratives d’une nouvelle à l’autre. En parallèle, aussi, pendant l’écriture du Cri des coquillages, j’ai entrepris mon premier roman pour enfants, Le plus beau prénom du monde, qui me permettait d’aller chercher un peu de fraîcheur et de reprendre mon souffle. Mais on y retrouve aussi l’image des coquillages associés à la mort, au vide… De la même manière, quand j’écrivais Voyages et autres déplacements, j’avais aussi voulu aller vers autre chose, question de prendre de l’air, et j’ai alors écrit la chanson « Quand on s’en va pour oublier ». C’est seulement quand j’ai entendu Luce Dufault la chanter que je me suis aperçue à quel point j’étais restée dans la thématique des voyages !
J’ai mis quatre ans à écrire Le cri des coquillages qui, au début, s’appelait La voix des coquillages. J’avais consacré deux ans aux précédents recueils. Avec un thème comme le vide et avec des nouvelles où la question de la maternité revenait de cette façon, par le biais de personnages en état d’urgence, j’avais à transiger davantage avec un cri qu’avec une voix. J’ai ensuite lu que, chez Freud, le coquillage représentait l’image de la matrice désertée ! C’est pour ça que je continue à écrire. Pour toutes ces surprises ! (Éclats de rire)
À l’origine de mon plus récent recueil, On ne regarde pas les gens comme ça, il y avait le besoin de faire des portraits. L’ensemble des textes est donc marqué par l’intensité du regard que posent certains personnages sur leurs semblables. On ne regarde pas les gens comme ça, normalement Il y a quelque chose d’interdit dans le fait d’observer de manière aussi insistante. Dans la nouvelle « Voici avril », c’est très clair.
Plusieurs textes (nouvelles, romans jeunesse) semblent construits autour de jeux de mots. Est-ce un choix délibéré pour traiter de sujets, d’émotions difficiles telles qu’une fausse couche, une mère alcoolique, une trahison amoureuse, des parents séparés, etc. ?
S. M. : Non, mais effectivement, je choisis souvent un mot en fonction de deux ou trois significations possibles avec lesquelles je me prends à jouer ensuite. C’est pour cette raison que, devant mes nouvelles traduites, je suis partagée entre un sentiment de bonheur à l’idée de pouvoir rejoindre plus de lecteurs et le sentiment d’avoir perdu quelque chose… Un titre comme « La plume », dans Voyages et autres déplacements, qui évoque à la fois le stylo à plume d’un écrivain atteint d’une maladie mortelle et la fragilité de la plume d’oiseau emportée par le vent, devient « The pen », en anglais, et « De vulpen », en néerlandais, limitant ainsi le mot « plume » au porte-plume. La plume d’oiseau dans le vent semble avoir disparu dans la traduction. Chaque langue a ses possibilités et ses limites. J’aime le côté ludique de l’écriture, c’est certain, et j’aime rire ! (Éclats de rire) Par contre, il n’y a rien que je déteste autant que les jeux de mots faciles qu’on trouve parfois en publicité ou sur des devantures de boutiques. Ce jeu que je fais avec les mots, avec leurs multiples sens et leur sonorité, tout en abordant des thèmes difficiles, a peut-être à voir avec les paroles de chansons que j’écris par ailleurs.
Dans plusieurs textes aussi, les objets jouent un rôle de symbole ou de catalyseur. Est-ce que ces objets se sont imposés dès le début ?
S. M. : Je n’étais pas consciente qu’il y avait tant d’objets dans mes nouvelles Sauf pour « Les trésors », qui a d’abord été écrite pour un numéro de la revue Le Sabord, consacré aux artefacts. C’était volontaire de ma part d’introduire tous ces objets : les bracelets africains de la mère, la dent du petit garçon transformée en collier, le hamac, la valise du père et le reste. Mais dans mes autres textes, non, je ne me rendais pas toujours compte… C’est vrai que les objets représentent quelque chose d’essentiel de l’état émotionnel de mes personnages. Par exemple, le portefeuille de l’immigrant dans « La autobús », ou le château de sable émietté dans le lit de la petite fille endormie dans « Ciel d’oranges ». Ou les coquillages, bien sûr.
Des histoires qui parlent de la vie
Dans les nouvelles, les personnages ou les images d’enfants ont très souvent un rôle ambigu, voire négatif. Ils sont morts ou ne sont même pas nés comme dans « Démuni », « Le cri des coquillages », « L’ange ou la bête », ils sont handicapés (« De rien du tout »), ils nuisent ou empêchent quelque chose (l’amour, la création) d’advenir comme dans « Marie Maria », « Olga », « Marcil ou moi », « La cabane », « Baptiste » ou ils ne suscitent pas les sentiments convenus (« L’inaptitude »). Cette tendance contraste d’autant plus avec vos œuvres en littérature jeunesse où les personnages sont vifs, délurés.
S. M. : Je n’avais pas vu ça, non plus Vraiment Cela dit, j’aime beaucoup avoir des personnages d’enfants dans les textes pour adultes. Ils donnent une autre dimension. Il y a bien des personnages d’adultes dans les textes pour les jeunes.
D’ailleurs, j’ai eu envie d’écrire de la littérature pour enfants à cause d’une petite fille qui était venue me voir au kiosque de mon éditeur dans un Salon du livre. Elle avait peut-être sept ou huit ans, était toute calme, déjà très friande de lecture. Je lui ai dit que je n’avais pas de livres pour un enfant de son âge et je lui ai demandé quel genre de livres elle aimait. Elle m’a répondu, avec une sorte de ferveur : « Moi, j’aime les livres sur la vie ! » Je suis partie de cette forte impression que cette petite fille m’avait laissée pour écrire la première histoire de Pitchounette.
Aviez-vous, dès le départ, l’idée de créer une série à travers des personnages qu’on pourrait suivre au fil des ans puisque le roman pour adolescents présente les mêmes que ceux pour les plus jeunes ?
S. M. : En fait, je venais de publier Les habitués de l’aube, un roman pour adolescents dont le personnage principal a environ quinze ans. En commençant à écrire Le plus beau prénom du monde, je me suis aperçue que le personnage central de la fillette pouvait être le même. Mais j’avais un problème, c’est que je ne lui avais pas donné de prénom dans Les habitués de l’aube. Il valait donc mieux qu’elle n’en ait pas, non plus, dans cette histoire où elle est beaucoup plus jeune. De là le fait qu’elle déteste son prénom parce qu’elle ne le trouve pas musical, elle pour qui la musique est si importante.
Comme j’avais confronté ma petite héroïne à la mort, celle de son grand-père, je sentais que je devais clore le roman avec une autre image. Je ne crois pas qu’on doive faire de compromis, en littérature jeunesse, tomber dans la mièvrerie sous prétexte qu’on s’adresse à des enfants. On ne doit surtout pas écrire en pensant trop au lecteur. Ça ne marche pas ! Cela dit, j’évite d’abandonner le jeune lecteur de façon abrupte, au contraire de ce que je peux faire avec un public adulte – avec des finales dures ou sombres. Donc, pour faire contrepoids à l’image du grand-père mort, j’ai fini le roman sur celle des parents qui annonçaient la nouvelle grossesse de la mère. Quand j’ai voulu écrire une suite, C’est la vie, Pitchounette, j’ai de nouveau fait face à un problème parce que l’écart d’âge, entre le personnage féminin central dans Les habitués de l’aube et son petit frère Léo, était très grand. Beaucoup plus grand que celui qu’il y aurait eu entre Pitchounette et son petit frère. De là, ce deuxième roman qui tourne autour de la fausse couche de la mère.
Et là, dans C’est la vie, Pitchounette, est apparu le personnage de Graciela, la voisine espagnole danseuse de flamenco. Un personnage que j’aime beaucoup, qui s’est imposé et que j’ai eu envie de suivre, ce qui a donné Tu rêves, Pitchounette ? L’envie d’écrire pour la jeunesse me revient depuis quelque temps. Mais, cette fois, je suis tentée d’y aller avec un personnage masculin.
Le plaisir des contraintes
Vous êtes aussi parolière. Est-ce que cette pratique influence l’écriture de nouvelles ?
S. M. : A priori, je dirais que ce sont deux choses complètement différentes. Parce qu’une chanson, ce n’est pas seulement le texte, il y a la musique, il y a aussi la façon avec laquelle l’interprète va s’approprier la pièce. L’auteur doit être ouvert à l’autre, déjà au moment de l’écriture. Par contre, c’est vrai que dans la nouvelle comme dans la chanson, on est dans la concision, on doit avoir la capacité d’entrer tout de suite au cœur d’une situation. Pendant que j’étais écrivaine en résidence aux Pays-Bas, des universitaires ont lu tous mes livres et aussi certains textes de chansons qu’ils ont traités sur le même plan. Ils retrouvaient des constantes qui semblaient dépasser ces frontières entre les genres.
Qu’en est-il de l’écriture que vous faites pour la danse, la photographie et le cinéma ?
S. M. : Encore une fois, il s’agit de rencontres, de collaborations, c’est-à-dire qu’il faut nécessairement tenir compte de l’autre et du médium. Il y a des contraintes, mais qui deviennent vite des stimulations, pour moi. Certains écrivains disent qu’ils n’acceptent pas d’écrire sur demande, que c’est trop contraignant. Mais des contraintes, on s’en donne à soi-même quand on écrit. Plus on avance, plus ça devient difficile de créer puisqu’on veut aller plus loin, se dépasser. Pendant un certain temps, j’ai beaucoup collaboré avec des artistes de différentes disciplines : la chanson, le cinéma, etc. C’était stimulant, et ensuite j’étais heureuse de pouvoir revenir à mes projets personnels, on aurait dit que mon écriture avait bougé. Mais trop de collaborations me donnait aussi l’impression de m’éparpiller. J’ai diminué considérablement, voire complètement. Ces temps-ci, j’éprouve l’envie d’y revenir. Je me sens plus ouverte à ce que de nouvelles occasions se présentent.
Est-ce que l’animation d’ateliers littéraires, que vous pratiquez depuis plusieurs années je crois, aide, ou nuit à votre écriture, empiète ou a une quelconque influence sur elle ?
S. M. : J’anime des ateliers intensifs depuis presque dix ans. En général, j’offre un stage sur la production de premiers jets et un autre, plus approfondi, sur la réécriture. C’est toujours aussi étonnant pour moi, et intéressant. Les gens qui y participent ne repartent pas avec un texte prêt pour la publication, évidemment, mais l’important est qu’ils aient une meilleure compréhension du processus de création, qu’ils repartent plus outillés, avec une plus grande connaissance de leur écriture et des avenues qui s’offrent à eux. De mon côté, je me sens toujours privilégiée d’assister à la naissance d’un texte. Une œuvre passe d’abord par un état d’imperfection, il ne faut pas l’oublier. Je faisais remarquer aux participants du dernier atelier que j’ai animé : « Vous rendez-vous compte que ce que vous venez de nous lire n’existait pas il y a deux heures ? » Je cherche toujours à mieux comprendre ce qu’est la création, à travers mon écriture et celle des autres. Je partage volontiers le plaisir, mais aussi l’exigence d’écrire.
Vous dirigez, à La courte échelle, une collection de poésie pour la jeunesse. Qu’est-ce qui vous a poussée à accepter cette direction littéraire ?
S. M. : J’ai été surprise quand on m’a demandé de diriger cette collection à La courte échelle. J’ai écrit de la littérature pour la jeunesse, oui, mais pas de poésie. En même temps, mes complices d’écriture, du temps où je faisais ma maîtrise en création littéraire, étaient surtout des poètes. J’ai donc été bien entraînée à lire et à commenter des œuvres poétiques. Et j’ai toujours continué à en lire et à en proposer dans mes ateliers par la suite. J’ai accepté de diriger la collection avec, encore une fois, l’idée que l’écriture pour la jeunesse ne doit pas être mièvre. J’ai demandé la participation de poètes qui ont été très généreux. La courte échelle publiait trois recueils à la fois. Je portais beaucoup d’attention à la composition de ce trio qui, dans mon esprit, formait un bouquet avec des voix particulières, distinctes. Un peu comme je compose mes recueils de nouvelles. Il existe maintenant douze recueils de douze poètes différents, c’est magnifique.
Y a-t-il un prochain recueil de nouvelles en gestation ?
S. M. : Je travaille à un projet en ce moment. Je ne sais pas au juste ce que ce sera…
Œuvres de Sylvie Massicotte :
Nouvelles : L’œil de verre, L’instant même, 1993 et 2001 ; Voyages et autres déplacements, L’instant même, 1995 ; Le cri des coquillages, L’instant même, 2000 et 2004 ; On ne regarde pas les gens comme ça, L’instant même, 2004.
Romans pour l’enfance et la jeunesse : Les habitués de l’aube, La courte échelle, 1997 ; Le plus beau prénom du monde, La courte échelle, 1999 et 2002 ; C’est la vie, Pitchounette, La courte échelle, 2000 ; Tu rêves, Pitchounette ? La courte échelle, 2002.
Récit : Au pays des mers, Leméac, 2002.
Autre : Textes dans Réflexions, album de photos, Véro Boncompagni, Les 400 coups, 1996.
EXTRAITS
– La nausée Non, Pitchounette ! On n’a plus la nausée quand on a perdu le bébé
– avec l’eau du bain !
– L’eau du bain ? s’étonne-t-elle.
– C’est papa qui l’a dit.
Mon père arrive justement avec un plateau de fruits.
– J’ai dit quoi ? s’informe-t-il.
– Qu’il ne fallait pas jeter le bébé avec l’eau du bain !
Mes parents commencent à rire avec leurs yeux tristes.
C’est la vie, Pitchounette, p. 58.
J’abandonne l’idée de porter cette lettre à Marc-André. Je plie un coin de la feuille, puis l’autre, jusqu’à ce que je puisse jeter à l’eau un minuscule bateau de papier. Il vogue sur le lac. L’impression qu’il dérive La porte du chalet au toit bleu s’ouvre. Je ne veux pas. Je ne veux pas voir ce que je vois. Marc-André et Antoine apparaissent pourtant, à l’écran du petit jour.
Je n’existe plus, au bout du quai. Je ne suis qu’un regard humide. Marc-André porte une main à sa nuque, tente de détacher la chaînette à son cou. Antoine secoue la tête. Avec son air de lièvre apeuré, il retient la main, le geste, pour finalement enlacer Marc-André. Ils restent ainsi, l’un contre l’autre, sur le perron. Ils s’embrassent, à pleine bouche, ils s’embrassent plus fort que tout ce que j’ai pu imaginer entre Marc-André et moi.
Les habitués de l’aube, p. 107.
J’ai atterri dans son pays, en espérant que cela ne me fasse plus rien. Il va bientôt pleuvoir. Sur la terrasse, les garçons retirent les parasols roses, les empilent en riant dans le vent qui souffle de plus en plus fort. La mer verte et noire.
L’amitié est ronde. On boucle ou on revient. L’amour peut finir. Ça va finir d’ailleurs, un jour ou l’autre, pour ces couples qui traînent sur le quai, courent sur les galets. Le vieux, seul près de la rampe, avait dit « Toujours ».
À l’abri du vent, dans la cabine téléphonique, j’insère la carte neuve. Veuillez patienter. Des années que je patiente pourtant. Une lettre peut-être, un coup de fil, des regrets. Nous nous étions trop demandé, toutes les deux, il y a huit ans.
« L’appel », Voyages et autres déplacements, p. 79.
Vous ignoriez qu’à travers la mort on peut commencer à aimer quelqu’un. Cela se peut, vous êtes en train de vous dire que cela se peut lorsque vous mettez le pied sur un coquillage. Et puis, devant vous, il y en a mille qui vous apparaissent tout à coup comme des matrices désertées. Tous ces enfants que vous n’avez jamais eus Vous vous penchez, vous choisissez un gros coquillage semblable à ceux que l’on vend dans les boutiques et vous le portez à votre oreille. Vous entendez aussitôt ce souffle qui vient de nulle part, ce souffle qui ressemble à un appel. Et plus vous l’écoutez, plus il vous semble proche et malheureux. Comme un cri retenu qui vous viendrait d’un ange. Vous déposez le coquillage là où vous l’avez pris, vous fuyez, vous fuyez encore. Mais sans avoir à les porter à l’oreille, toutes ces autres écailles qui jonchent la plage vous lancent des cris.
« Le cri des coquillages », Le cri des coquillages, p. 119.
Il est le loup et elle le chaperon. Rouge. Encore ce sang bien rouge. La sueur sur le front de Lucien. Le chaud et le froid se disputent sur sa peau.
Couchée sur le dos, l’enfant fixe l’homme avec un regard insupportable. Elle bat des jambes, ses petites chaussures tambourinent sur un matelas qui n’émet que des bruits sourds, feutrés. Lucien lève les yeux au ciel mais ce n’est pas pour implorer les saints. Il écoute seulement les pas de la mère qui s’agitent là-haut, court d’une fenêtre à l’autre, à la recherche de sa fille. Il entend claquer la porte de la maison.
Dans l’herbe, le chat fait sa toilette. Lucien, à sa table de travail, écrit. Il s’est trouvé une histoire pendant qu’une petite fille jouait dans les feuilles mortes.
« Sans histoire », L’œil de verre, p. 95.
Le mercredi, tu gardes l’auto. C’est entendu. Tu m’as souhaité une bonne journée en m’éraflant la joue avec ta barbe. Oublié de te raser. Je me suis frotté le visage en faisant la queue au guichet. Je n’avais pas de billet. Les autres passagers payaient leur abonnement mensuel. C’était long. La journée allait être longue. Mais tout à l’heure, en sortant du bureau, j’ai soupiré : « Une autre de finie », et j’ai étalé un peu de poudre sur mes joues moins rouges qu’elles ne l’étaient ce matin.
Je retourne à la station, rejoindre des travailleurs aussi fatigués que moi. Je marche derrière une femme et un enfant. On ne se demande plus si on en aura, des enfants. C’est entendu, comme pour l’auto que tu gardes, le métro que je prends, le mercredi.
« Voici avril », On ne regarde pas les gens comme ça, p. 61.
La mer, absence de repères. J’avance dans le texte, comme à la nage, en ne voyant pas le rivage.
L’écriture me nourrit. Est-ce une certitude ?
Parfois, l’envie de suivre des êtres un peu sordides qui me frôlent un bras dans le métro. Les suivre, juste pour découvrir leur univers, sentir des odeurs inhabituelles. Pour voyager, encore
Je me demande si vieillir ne consiste pas à faire le deuil d’un accès à tous les univers. Finir par ne côtoyer que ce qui me ressemble. Cette idée m’attriste. Je tiens encore à ce pouvoir de passer d’un monde à un autre sans que mon allure détonne. Je veux voir sans être vue. Être témoin de situations extrêmes à travers les voyages qui ne sont pas des vacances, mais souvent des épreuves.
N’était-ce pas pour devenir écrivaine que j’avais décidé de voyager, à l’âge de vingt-trois ans, à la fin de mon bac ?
Au pays des mers, p. 20.