Du baroque au modernisme J’ai l’habitude de dire que la littérature brésilienne n’a pas eu d’enfance, dans la mesure où l’in-fans (enfant) est celui qui « ne parle pas » encore (du latin fari). Comme certains héros mythiques, la littérature brésilienne – en particulier la poésie – est née adulte, vigoureuse, en pleine maturité, dans le décor polyglotte du baroque – style universel – et en maniant avec adresse le « code de l’époque » dans lequel ses poètes inauguraux, Gregório de Mattos e Guerra (1636-1695) et Botelho de Oliveira (1636-1711), s’exprimaient.
Le premier était versé dans tous les genres poétiques (lyrique, religieux, satirique), mais notamment doué pour l’exploration du filon carnavalisé de la satire, comme son contemporain, le Péruvien Caviedes ; le second était un lyrique d’une sensibilité raffinée et un artisan impeccable. Gregório de Mattos maniait le portugais et l’espagnol et, du reste, hybridait le portugais avec des incrustations castillanes, des termes africains et du tupi-guarani (idiome aborigène), de la même façon que sa contemporaine, sœur Juana Inès de la Cruz, la « Dixième muse mexicaine » (1651-1695), utilisait le nahuatl dans quelques-uns de ses poèmes. Botelho de Oliveira, le premier poète brésilien à avoir publié un livre de son vivant, Música do Parnasso (Musique du Parnasse, Lisbonne, 1705), versifiait en quatre langues (portugais, espagnol, latin et italien – dans ce dernier cas, sous l’influence de Marino, comme Gregório de Mattos dialoguait de son côté avec Góngora et surtout avec Quevedo). Botelho de Oliveira cherchait à montrer, par sa virtuosité polyglotte, que les muses gréco-latines, puis ibéro-italiennes, pourraient s’acclimater dans une contrée lointaine des Amériques, comme il le mentionne dans le prologue de son livre. Avant même ces deux poètes fondateurs, il faut tenir compte du père jésuite canarien José de Anchieta (1534-1597), missionnaire au Brésil et fondateur, en 1554, du village São Paulo de Piratininga, embryon de l’actuelle mégalopole sud-américaine. Anchieta, à des fins catéchistiques, dans ses bons moments d’artisanat artistique, composa des « autos1 » en portugais, en espagnol et en tupi-guarani (il rédigea d’ailleurs, en 1595, la première grammaire de cette langue indigène), en mélangeant parfois ces différents idiomes dans un même texte. En tant que poète, on peut le qualifier de médiéval tardif, à la manière de Gil Vicente, mais il présente parfois certains traits pré-baroques maniéristes, renaissants.
Au XVIIIe siècle, un autre groupe important se manifesta, celui qu’on nomme la « Pléiade Mineira2 », dont les représentants les plus distingués furent Cláudio Manoel da Costa (1729-1789), Alvanrega Peixoto (1744-1793) et Tomás Antonio Gonzaga (1744-1809/12 ?). Les deux premiers sont des poètes arcadiens chez qui on observe de fortes traces baroquisantes, alors que le troisième est déjà presque un lyrique pré-romantique. Ils furent tous impliqués dans la rébellion anti-portugaise avortée qui constitua le premier mouvement autonomiste au Brésil, celle qu’on appelle « Inconfidência Mineira » (Conjuration du Minas Gerais). Un de leurs contemporains, Basílio da Gama (1741 ? – 1795), est l’auteur du poème épique en vers blancs O Uruguai (1769), parsemé de bons moments de poésie, qui thématise le conflit entre les jésuites et l’alliance coloniale hispano-portugaise dans la région des Missions, entre le Brésil et le Paraguay. Pierre Métastase et les poètes arcadiens italiens sont les modèles de ces poètes érudits.
À la période romantique, il y eut des poètes plus conventionnels qui forment un canon invariablement sanctionné par la critique : Gonçalves Dias (1823-1864), romantique aux aspirations classicisantes, pionnier de la « poésie indianiste » ; Casimiro de Abreu (1839-1860), lyrique naïf, simple, presque enfantin ; Álvares de Azevedo (1831-1852), capable de moments aigus, d’une ironie byronienne ; Fagundes Varela (1841-1875), mystique du genre lamartinien ; Castro Alves (1847-1871), lyrique parfois raffiné, plus prestigieux cependant en tant que poète épique dévoué à la cause abolitionniste, influencé par la rhétorique hugolienne. Mais il y eut également un patriarche des avant-gardes, Joaquim de Sousa Andrade, Sousândrade (1832-1902), contemporain de Baudelaire (son premier livre, Harpas selvagens (Harpes sauvages), est de 1857, comme Les fleurs du mal ; dans ce livre de débutant, le ton sousandradien évoque, dans les poèmes métaphysiques, un je-ne-sais-quoi de la prosodie leopardienne et hölderlienne). Son ouvrage le plus important est le poème épico-dramatico-narratif O guesa (Le guesa, 1858-1888) ; épopée ibéro-américaine en treize chants, préfigurant la thématique du Chant général de Pablo Neruda, elle se distingue par des traits métaphorico-baroquisants hardis. L’apogée du long poème est « O inferno de Wall Street » (« L’enfer de Wall Street », trad. par Gérard de Cortanze, Seghers, 1981), texte multilingue inspiré de la Nuit de Walpurgis de Goethe, qui a lieu à la bourse de New York, vers 1870. Sousândrade a réalisé un montage, juxtaposant des fragments de journaux de l’époque, des citations, des références mythologiques et historiques, le tout dans une ambiance de sarabande infernale. Le poète Guesa, prototype de l’ « Indien » sud-américain (le guesa est une figure mythique des Indiens Muíscas de Colombie), est sacrifié par les spéculateurs de la bourse new-yorkaise, dans une vision vertigineuse du capitalisme à son apogée au XIXe siècle (dans un certain sens, cet épisode préfigure « L’enfer financier » des Cantos d’Ezra Pound, dominé par Geryon, le monstre dantesque qui personnifie l’Usure).
Il y eut aussi au Brésil une période symboliste, sous l’influence de Baudelaire et des « décadendistes » français et surtout belges. Parmi les nombreux représentants de cette tendance, les deux noms les plus importants sont le poète noir Cruz e Souza (1861-1898), excellant dans les harmonies allitératives et dans les images abstraites, impressionnistes, et enclin aux satanismes lexicaux et au tumulte afro-tambourinesque de l’onomatopée (Roger Bastide, avec une certaine bienveillance, l’inclut dans A poesis afro-brasileira, 1947, dans une triade majeure de L’école, à côté de Mallarmé et de Stefan George) et Pedro Kilkerry (1885-1917), né dans l’État de Bahia, polyglotte, mulâtre de souche irlandaise, le plus radical des tenants de cette tendance, influencé par Mallarmé et – comme Lugones et López Velarde, Pound et Eliot – par la langue « quotidienne-ironique » de Corbière et de Laforgue. Par ailleurs, le parnasse brésilien, bien qu’ayant longtemps dominé la période post-romantique, fut conventionnel et médiocre. Parmi ses nombreux adeptes, il faut surtout mentionner Olavo Bilac (1865-1918), en raison de ses derniers poèmes (Tarde / Tard, 1919), presque symbolistes, et Luiz Delfino (1834-1910), un esprit éclectique, qui concilia plusieurs tendances, parfois avec succès.
Début du mouvement moderniste
En 1922, année du centenaire de l’Indépendance du Brésil, surgit le mouvement moderniste, représenté, en poésie, par deux noms exceptionnels : Oswald de Andrade et Mário de Andrade. Le premier (1890-1954), également romancier, dramaturge et essayiste, fut le plus radical du groupe, il créa la laconique et « minimaliste » poésie pau-brasil (nom inspiré du bois rougeâtre qui fut notre premier « produit d’exportation » à l’époque coloniale). On trouve d’ailleurs en français une bonne anthologie de sa prose poético-expérimentale (Anthropophagies, trad. par Jacques Thiériot, Flammarion, 1982). Mário de Andrade (1893-1945), auteur de la rhapsodie pan-folklorique Macunaíma (1928, trad. par Jacques Thiériot, Flammarion, 1979), fut un poète inégal, parfois sentimental et psychologisant, mais capable de moments de grande invention verbale.
Les années 30 furent surtout marquées par Carlos Drummond de Andrade (1902-1987), grand poète, considéré par beaucoup comme le plus grand poète de la modernité brésilienne, et Murilo Mendes (1901-1975), surréaliste sui generis, imprégné de christianisme révolutionnaire et d’onirisme, exprimés dans des images et par des rythmes volontairement dissonants. Manuel Bandeira (1886-1968), symboliste tardif qui préfigurait déjà le modernisme de 1922, se fit également remarquer par sa prosodie subtilement ironique et par son lyrisme original ; et Vinícius de Moraes (1913-1980), poète heureux à certains moments, a écrit les paroles de nombreuses chansons de musique populaire (bossa-nova). C’est une remarquable figure de transition, qui prépare l’avènement de João Cabral de Melo Neto (1920), le plus grand poète de la décennie suivante (à mon avis, le plus important poète brésilien vivant, qui rivalise avec Drummond).
1. Composition dramatique originaire du Moyen Âge, avec des personnages généralement allégoriques comme les péchés, la vertu, etc., et des entités comme des saints, des démons, etc. Ces autos se caractérisent par la simplicité de la construction, l’ingéniosité du langage, éléments exacerbés par l’intention moralisatrice. Ils peuvent toutefois comporter des éléments résolument comiques.
2. Mineiro/mineira est l’adjectif correspondant à l’État du Minas Gerais, situé au nord de l’État de São Paulo, et dont la capitale est Belo Horizonte.
Haroldo de Campos est chef de file du mouvement concrétiste brésilien, poète, théoricien et traducteur.