Depuis Caïn et Abel, la guerre a-t-elle jamais pris du repos ? Il ne semble pas. En plus de s’inventer sans cesse des prétextes pour dévaster un pays de plus, elle ne permet même pas que s’éteignent les polémiques au sujet des conflits passés ou les controverses à propos des plus récents.
Quel que soit le genre littéraire, on ne parvient pas plus à rêver la paix qu’à établir avec netteté qui a le plus gravement agressé l’autre. Tout juste si un sexe est moins qualifié pour continuer l’hécatombe.
En Italie et en Afrique
James McBride réussit le tour de force de rédiger un superbe roman de guerre, Buffalo Soldiers1, en confiant les rôles principaux à des gens qui ne s’en veulent pas et que sollicite la connivence.
Contre qui, en effet, se battent des Noirs américains qu’une mission mal guidée a égarés en Toscane ? Et que feront les villageois italiens qui préféreraient que les Allemands et les Américains les laissent en paix et en accord avec la nature ? Les soldats noirs, pour la première fois de leur vie, sont traités en égaux par les Italiens ; ils en oublient la bêtise et le racisme des officiers blancs qui leur jettent des ordres. Les Toscans, quant à eux, sont émus par la tendresse que met le géant noir Train à rééduquer l’enfant italien qui, s’il retrouve mémoire et parole, révélera le nom du traître. James McBride en couvre grand, depuis la discrimination qui ronge l’armée américaine jusqu’à l’éloge discret que font les vieux Italiens de Mussolini qui, disent-ils, « n’était pas si mauvais », depuis le pouvoir de l’enfance sur les guerriers les plus blindés jusqu’à l’espoir de la paix. Et tout cela est plausible et émouvant.
Décédé en 2001, Mongo Beti, dans Perpétue2, décrit avec rage une Afrique retenue par mille influences dans une impuissance débilitante. Qu’une mère y vende sa fille relève de la banalité. Que la petite passe du couvent où elle s’instruisait à la couche d’un fonctionnaire qui l’enlisera avec lui dans l’ignominie, rien, là non plus, qui scandalise l’opinion. Et si le dérapage se poursuit et fait de Perpétue la femme de trois hommes, ne dira-t-on pas que c’est cela l’Afrique ? Mongo Beti ne cache d’ailleurs pas la dimension sociale et politique du drame. « Perpétue ne serait sans doute pas morte si ce maudit pays n’était totalement dépourvu de médicaments depuis l’avènement du Baba Toura. Drôle d’indépendance, frère Wendelin ! » Car, dit-il, tout se tient, depuis la voracité des étrangers qui s’approprient les bois précieux en gavant le tyran local jusqu’à la vénalité d’élites africaines vite déracinées. « Décidément, se persuadait le frère de Perpétue, l’Afrique est ravagée par trois grands fléaux, la dictature, l’alcoolisme et la langue française, à moins que ce ne soient trois visages d’un même malheur. » Roman qui n’oublie ni d’être un roman ni de sonner comme une révolte.
Consciences en tous genres
Pour la France, Services spéciaux 1942-19543, l’autobiographie par laquelle le général français Paul Aussaresses se pardonne les pires horreurs, constitue l’un des plus crispants témoignages que puisse rendre une conscience dévoyée. La torture ? Mais oui, si nécessaire ! « L’assassin, écrit-il, est l’homme qui tue l’autre avec préméditation : ce qualificatif n’est pas logiquement applicable à un soldat qui reçoit de l’État l’ordre de faire avouer puis d’éliminer ceux qui égorgent les enfants. » Non seulement Paul Aussaresses se canonise, mais il exige des lois qu’elles cèdent devant son verdict personnel. Tantôt il contourne les ordres reçus parce qu’ils ne correspondraient pas à ce que réclame la situation, tantôt il demande à l’État de cautionner ses gestes de tortionnaire. Ceux qui s’imposeraient cette lecture dans l’espoir d’obtenir sinon des aveux du moins des précisions en seront pour leurs frais. L’auteur, en effet, décrit verbeusement l’entraînement de ceux qui se glorifient d’assassiner et de torturer, mais il liquide en quelques lignes les questions morales que d’autres consciences poseront sur la torture. Ignoble.
Le Dictionnaire des écrivains français sous l’Occupation4 que signe Paul Sérant tient ses promesses et même les déborde. Certes, il salue par ordre alphabétique, comme le veut le genre, des dizaines d’écrivains français qui, en selle avant le conflit de 1939 à 1945, ont traversé cette période sous l’œil de l’armée d’occupation. L’auteur, cependant, ne se borne pas à évoquer les choix de chacun. S’ajoutent, en effet, ses propres jugements qui donnent à ce qui aurait pu n’être qu’un bottin un ton éditorial à peine dissimulé. Paul Sérant a trop de métier, heureusement, pour verser dans le simplisme. Il pratique la nuance, accorde les circonstances atténuantes, respecte l’équivoque plutôt que de tenter le procès d’intention. Il réserve ses foudres à ceux qui, comme Paul Claudel, ont cultivé l’opportunisme sans courir de risque. L’ensemble, qualité rare chez les dictionnaires, se lit sans pause ni ennui. Certains auteurs oubliés y sont réhabilités ou redécouverts. Certains noms, inconnus des lecteurs québécois, côtoient des plumes partout célébrées. Certaines grandes figures, comme celle de Henri Bergson, sortent de l’examen encore embellies. Presque soixante ans après le conflit, l’essayiste montre avec tact et un zeste de dépit que l’épuration hargneuse n’était peut-être pas l’attitude la plus souhaitable.
Le Proche-Orient et ses miroirs
Déjà difficile à analyser sereinement dans sa version masculine, l’attentat-suicide suscite une flambée d’émotions quand des femmes se ceinturent d’explosifs et vont porter la mort. Malheureusement, ce n’est pas dans Shahidas, Les femmes kamikazes de Palestine5 de Barbara Victor qu’on trouvera une réflexion fiable. Journaliste toujours sur la piste de sujets flamboyants, Barbara Victor ne parvient pas, pas plus cette fois-ci qu’à propos de la dame de Rangoon, à doser ses verdicts. Si les services secrets israéliens affirment qu’il « arrive fréquemment que les ambulances (palestiniennes) transportent des poseurs de bombes, leur matériel et leurs armes », cela, à ses yeux, a valeur de vérité. Sur cette lancée, elle affirmera que « le fondamentalisme islamique a pris la société palestinienne, autrefois riche d’une brillante vie universitaire et intellectuelle, en otage ». Deux constantes : un acharnement aveugle contre Arafat et l’affirmation que les jeunes filles kamikazes sont manipulées. Par Arafat évidemment. À l’évidence, des journalistes aussi peuvent être manipulées… Toute réflexion sur le suicide devrait empêcher de jeter tous les suicidaires dans le même sac.
Thomas L. Friedman insiste tellement sur la confiance que lui manifeste son employeur, le New York Times (NYT), que c’est forcément à lui qu’on imputera les mérites et les faiblesses des chroniques qui composent les quatre cinquièmes de Paix des peuples, guerres des nations, Après le 11 septembre6. Mérites d’ailleurs considérables : le journaliste s’informe, se frotte aux diverses tendances et ne se heurte jamais à une porte fermée. Quand, il y a quinze ans, il rédigeait From Beirut To Jerusalem (Doubleday, 1989), il parvenait à traiter sobrement de thèses opposées. Quelque chose a survécu de cette si précieuse qualité journalistique, mais je crains que Thomas L. Friedman, avec le temps, se soit inféodé à certains partis pris et que, comme le NYT, sa vision du Proche-Orient s’aligne plus qu’elle ne devrait sur celle de l’administration Bush. Ne simplifions pourtant pas. Il n’est pas un inconditionnel d’Ariel Sharon et il a cent fois demandé qu’Israël revienne aux frontières de 1967. Le problème est plus profond. L’auteur ne comprend tout simplement pas qu’on doute de la supériorité non seulement technique, mais morale du libéralisme économique que pratiquent les États-Unis. Le monde arabe, selon lui, fait confiance à une école empreinte de fanatisme et de traditionalisme, rejette le progrès, jalouse l’Occident au lieu de le suivre. De ce manichéisme, tout le reste découle. Le chroniqueur, par exemple, endosse la thèse voulant qu’Ehoud Barak ait offert aux Palestiniens le parfait contrôle sur 95 pour cent du sol revendiqué et que seul l’entêtement de Yasser Arafat ait empêché la paix. Il pourra donc écrire avec confiance : « C’est là tout le problème de l’Amérique, aujourd’hui : une société libre est fondée sur l’ouverture et le partage d’une certaine idée de la morale et de l’honneur afin que l’ordre soit maintenu, et nous sommes maintenant liés à tant de sociétés souffrant plus ou moins d’anarchie et à des populations qui n’ont aucun respect pour nos codes éthiques ». La version française n’améliore rien quand elle substitue le titre, ambitieux et trompeur, de Paix des peuples, guerres des nations à celui, plus sobre, de l’original, Longitudes and Attitudes. Thomas L. Friedman déçoit et inquiète.
Dans Détruire la Palestine, Les plans à long terme des faucons israéliens7, Tania Reinhart pourfend les faucons israéliens avec une rapière si meurtrière qu’elle semble une analyste de la réalité israélienne. Qu’on se détrompe : elle enseigne à l’Université de Tel-Aviv et tient chronique dans un quotidien du pays. Ses affirmations, étayées, n’en sont que plus troublantes. La première, c’est que, malgré les mythes répandus (et auxquels s’accrochait Thomas L. Friedman), jamais Israël n’a offert aux Palestiniens, pas plus au temps de Barak que sous Sharon, un réel contrôle sur leur territoire. La seconde, c’est que les attaques lancées par Israël contre les Palestiniens répondent non à un besoin de représailles, mais à une volonté ferme de détruire la Palestine. Sujet d’inquiétude supplémentaire, le soutien américain aux faucons israéliens ne varie pas. Il est ce qu’il était déjà lors des négociations de Camp David et d’Oslo.
L’information, première victime ?
Guerre et mensonge font bon ménage. Quand le conflit concerne la lointaine Afrique, le mensonge déferle encore plus. Qui le détectera ? D’autre part, rétablir les faits exigera patience et talent, car il faudra quadriller le terrain avant de passer à l’éditorial. Ce test, Robin Philpot avec Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali8 ne le réussit qu’à moitié. Peut-être a-t-il choisi les bonnes positions, mais il affirme plus qu’il ne prouve. Il réussit, ce qui est heureux, à fragiliser les hâtives certitudes à la mode, mais il ne persuade pas de la justesse de ses propres conclusions. La rédaction est coléreuse plus que correcte, les sources trop codées pour le commun des mortels, les rancunes trop envahissantes. On s’étonne d’ailleurs de ce que Robin Philpot, déchaîné contre Gil Courtemanche, lise son roman comme un essai et y trouve la preuve du racisme du romancier. Un point, capital, émerge cependant grâce à Boutros Ghali : la responsabilité des États-Unis dans le génocide rwandais.
Une fois de plus, le titre donné à la version française induit en erreur : Bush s’en va-t-en guerre9 déforme le sobre Bush at War de l’original. À la lecture, on constate, en tout cas, que Bob Woodward se borne à raconter les cent jours qui ont suivi les attentats de 2001 et à citer les divers personnages qui préparent la riposte. L’auteur éclaire d’autant mieux qu’il s’interpose rarement entre les décideurs et le public lecteur. Ainsi, fait-il dire au président Bush : « Je crois que l’Iraq est impliqué, mais je ne veux pas l’attaquer maintenant. Pour l’instant je n’ai pas de preuves ». Tous ne réagissent pas ainsi : « Rumsfeld émit l’hypothèse qu’ils pouvaient prendre avantage de l’occasion offerte par les attentats terroristes pour attaquer Saddam sur-le-champ ». Quand Cheney suggère à Bush d’aller dire aux Nations unies qu’elles ne sont pas importantes, Rice renchérit : « Les Nations unies en étaient venues à trop ressembler à la Société des Nations de la Première Guerre mondiale – une société de parleurs édentés ». Accès nous est ainsi donné à ce qui ressemble à des échanges sans apprêt. Deux surprises au moins nous attendent au détour. La première, c’est que le président Bush ne veut pas entendre parler d’utiliser l’armée américaine à des fins de reconstruction. Il tient parole ! La seconde, c’est que Colin Powell est plus menacé à Washington qu’à l’étranger ! On doit lire Bob Woodward comme on lit un bon compte rendu, non pas comme s’il allait rendre jugement.
La fabrique de l’opinion publique, La politique économique des médias américains10, la version française du classique de Noam Chomsky et d’Edward S. Herman, comble un criant besoin. Même si cette traduction a attendu quinze ans, l’hypothèse critique de Noam Chomsky résiste bien à l’examen. Dossier après dossier, il prouve que les plus grands médias américains – New York Times, Washington Post, CBS…- livrent de la réalité une image tronquée. Sans motif défendable, certaines victimes sont plus « méritantes », certaines élections d’Amérique centrale inspirent confiance plus que d’autres, telle hypothèse de l’attentat contre Jean-Paul II mérite une confiance particulière. Les compilations sont accablantes. Comme si le pays était toujours en guerre, la Maison-Blanche obtient l’adhésion des médias, tandis que les relevés internationaux qui disent autre chose sont ignorés. L’offensive de l’écrivain contre la complaisance des médias et la manipulation de l’opinion débouche cependant sur des résultats étonnants. D’une part, les grands médias américains semblent avoir été aussi serviles au temps de Nixon ou même de Carter ; d’autre part, le communisme, et non pas le terrorisme, servait encore récemment de prétexte au conditionnement de l’opinion. Cela ne transforme pas Bush en pacificateur éclairé, mais cela interdit de le considérer comme le premier président à mentir. Bouquin majeur.
L’ouvrage de Martin van Creveld porte le même titre que celui de Madeleine Gagnon, Les femmes et la guerre11, mais il adopte des perspectives radicalement différentes. Il ne s’agit pas cette fois d’entrevoir les souffrances imposées aux femmes par la guerre, mais de vérifier quelle contribution les femmes ont offerte au fil des ans et des cultures à l’art (?) de la guerre. Martin van Creveld, immensément documenté, détruit bien des mythes, depuis celui des amazones jusqu’aux avantages d’un service militaire identique pour les deux sexes. Il identifie, certes, quelques reines prêtes, à la manière des généraux modernes, à envoyer les manants au front, mais il en trouve assez peu qui soient allées au combat. Quant à l’aptitude des femmes à supporter l’entraînement imposé aux hommes, l’auteur n’y croit guère, pas même à propos de l’armée israélienne qui, selon une légende tenace, pratiquerait la parité parfaite entre hommes et femmes. Mythe que tout cela, dit Martin van Creveld qui enseigne Tsahal. Une fois calmée la publicité, pas plus en Israël qu’ailleurs les femmes ne subissent le même entraînement que les hommes ni ne se rendent aussi souvent sur le champ de bataille. Livre étonnant de rappels historiques et d’examens critiques des préjugés. Le tout agrémenté, malgré le thème, d’un humour applicable à toutes les situations et… aux deux sexes.
1. James McBride, Buffalo Soldiers, trad. de l’américain par Viviane Mikhalkov, Nil, Paris, 2003, 3660 p. ; 41,95 $.
2. Mongo Beti, Perpétue, Buchet-Chastel, Paris, 2003, 311 p. ; 29,95 $.
3. Général Paul Aussaresses, Pour la France, Services spéciaux 1942-1954, Du Rocher, Monaco, 2001, 273 p. ; 32,95 $.
4. Paul Sérant, Dictionnaire des écrivains français sous l’Occupation, Grancher, Paris, 2002, 348 p. ; 51,95 $.
5. Barbara Victor, Shahidas, Les femmes kamikazes de Palestine, Flammarion Québec, Montréal, 2003, 282 p. ; 29,95 $.
6. Thomas L. Friedman, Paix des peuples, guerres des nations, Après le 11 septembre, trad. de l’américain par Philippe Rouard, Denoël, Paris, 2003, 517 p. ; 34,95 $.
7. Tanya Reinhart, Détruire la Palestine, Les plans à long terme des faucons israéliens, Écosociété, Montréal, 2003, 184 p. ; 15 $.
8. Robin Philpot, Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali, Les Intouchables, Montréal, 2003, 223 p. ; 19,95 $.
9. Bob Woodward, Bush s’en va-t-en guerre, trad. de l’américain par Corinne Julve, Annick Le Goyat et Elisbeth Motsch, Denoël, Paris, 2003, 382 p. ; 34,95 $.
10. Noam Chomsky et Edward S. Herman, La fabrique de l’opinion publique, La politique économique des médias américains, trad. de l’américain par Guy Ducornet, Le Serpent à Plumes, Paris, 2003, 331 p. ; 34,95 $.
11. Martin van Creveld, Les femmes et la guerre, trad. de l’anglais par Michel Euvrard, Du Rocher, Monaco, 2002, 306 p. ; 34,95 $.