Parler de mes poèmes m’a toujours été difficile. Peut-être en raison d’un mélange de pudeur, d’étrangeté et de scepticisme. Au fond, celui qui écrit sait bien qu’il ne peut guère ajouter à ses créations : une fois publiées, elles appartiennent déjà à la volonté de leurs lecteurs.
La pudeur, je l’attribue à mon propre tempérament ; l’étrangeté vient de cette transformation d’éléments (il y a un instant intimes et secrets) en objets d’analyse et de curiosité ; et le scepticisme obéit au constat qu’il est rare de parvenir à orienter une possible lecture du travail du poète. Plus intéressante que l’écriture des poèmes est leur lecture : l’acte de la création est individuel et anecdotique ; la lecture, par contre, est répétition et phénomène social ; c’est comme la mémoire qui préserve les textes, tandis que l’écriture n’est qu’histoire, point de départ, coup de feu initial.
De l’origine de l’écriture poétique
Les questions sur la naissance des poèmes me font penser à celles que nous posent les officiers d’immigration dans un pays étranger : « nationalité, âge, raisons de votre visite ». La véritable patrie de la poésie, d’autres l’ont déjà dit, n’est pas un territoire géographique borné, mais la langue ; et l’intérêt attribué au fait qu’un poème soit écrit par un Malaysien, un Polonais ou un Costaricien ne dépend pas de l’origine civile de son auteur, mais du pèlerinage à travers la patrie transcontinentale de la langue dans laquelle il a été conçu, et de la mémoire qui le relie à une tradition culturelle déterminée. Nous qui parlons et écrivons en espagnol, nous nous reconnaissons dans les voix lointaines de Manrique, de Quevedo, d’Espronceda, et dans les échos plus proches de Machado, de Vallejo, d’Alberti ou de Neruda. Mes poèmes, par exemple, descendent d’une famille relativement petite, la poésie du Costa Rica, mais savent qu’ils appartiennent à une grande communauté, celle de la littérature hispano-américaine, et à une souche de haut lignage : la tradition de la littérature espagnole. Lorsque j’écris un poème, je sais qu’avant tout, je dialogue avec cette tradition qui m’accompagne et me conseille.
Cette question du poème perd souvent de son importance première parce que le poids de cette histoire cumulée qu’est la littérature finit par surmonter et emporter de son flot mes mots et mes vers solitaires.
Transhumances du poème
Il arrive même que, parfois, les poèmes soient invités à émigrer vers d’autres contrées de la planète littéraire ; ainsi, le voyage qu’est la traduction devient une aventure où le poème pèlerin prend conscience d’un monde inconnu, noue des amitiés et s’adonne aux rencontres dans les rues et les chemins de la nouvelle région qui le reçoit et l’accueille.
Traduit, le poème est un touriste attiré par le goût de nouvelles nourritures, un paysage inconnu, et les surprises qui viennent de ceux qui le regardent, restent indifférents, ou le saluent. Pour un lecteur francophone, et plus précisément québécois, la lecture de poèmes costariciens pourrait conforter l’image globale qu’il se fait de la poésie hispano-américaine : absence d’élaborations conceptuelles complexes, confession sans pathos, fermeté de vue sans prétention à persuader. Des habitudes plus que des styles, mais qui confèrent à ces poèmes une certaine physionomie familière.
Dans mon cas, comme écrivain d’Amérique centrale, il est évident que ces poèmes-touristes reflètent la vision de celui qui contemple son petit monde pour comprendre le monde. Ils sont nés de l’expérience primordiale d’un pays à l’histoire brève et sans événements spectaculaires, et pour cette raison même gardent les yeux fixés sur ce qui se passe au-delà, dans le torrent de l’histoire présente, à la recherche d’un sens et d’un ordre rêvés. Je suppose qu’ils sont, comme il arrive souvent, une métaphore de son époque et de son entourage, mais aussi une bouteille lancée à la mer de l’histoire mouvante et tumultueuse.
L’amour encore et toujours
Si j’avais, donc, à signaler les thèmes les plus fréquents de mes poèmes, je devrais tomber dans un cliché : l’amour et le flux des jours. Avec les années, les deux thèmes ont conflué. Mes deux premiers et brefs livres (publiés peut-être trop hâtivement) furent des tentatives pour parler d’un monde plus fantasmagorique que réel. À vingt ans, à peine peut-on faire la part entre les soucis privés et le lot commun. A los pies de la tiniebla (1972) et Población del asombro (1975) traduisent ce désarroi. Le premier se compose d’une douzaine de poèmes marqués de mélancolies et de tempêtes juvéniles absconses, à moitié feintes, et d’autres qui sont à peine des prémices de ce que j’écrirais ensuite ; le second est un livre sans doute quelque peu fragile et transparent, mais plus déterminé à poser les yeux sur le monde environnant et les circonstances quotidiennes ; l’amitié et l’amour le soutiennent et le laissent aller.
Avec Reino del latido (1978), on met de côté l’égotisme et cette sensation toujours trompeuse que la poésie est biographie. Ce sont des poèmes de l’amour érotique, mais faits avec la conscience que la poésie est, d’abord, jeu avec les mots ; comme tout jeu, elle respecte des règles et obéit à une technique ; ainsi fut conçu le livre.
Le corps est un temple amoureux et verbal, et les amants dialoguent avec des caresses, des danses, des regards et des respirations haletantes. Le rythme du cœur est, en même temps, celui qu’impriment des hendécasyllabes, vers rigoureux et réguliers, comme s’il s’agissait d’un seul poème-journée continu composé de 24 stations. En poésie, la passion amoureuse ne peut se confondre avec le débordement ni avec l’illusion carnavalesque ; son hédonisme est verbal, un désir et un plaisir que seuls les mots parviennent à concrétiser.
Tous les quotidiens sont poétiques
Les deux autres livres que j’ai publiés, Los fértiles horarios (1983) et La tinta extinta (1990), je les vois aujourd’hui comme un témoignage, parmi tant d’autres, d’une vie civile. Le temps, pris au sens chronologique, historique, et même météorologique, nous dit que le monde est plein de signes et de significations, toujours changeants et permanents. Et ces signes, créés aujourd’hui, dissous demain, nous disent que le quotidien est la principale raison de l’existence, et que la vie est faite de projets et de labeurs, rarement d’abstractions. Certains poèmes de Fértiles horarios sont « politiques », non dans le sens conventionnel du terme toutefois ; certains sont nés du hasard, d’autres sont le fruit d’une réaction réfléchie devant des événements inéluctables ou atroces. La violence politique et militaire en Amérique centrale, par exemple, fut bien souvent une saumâtre source nourricière. Mais j’ai aussi réuni dans ce livre la fragrance de l’autre réalité : poèmes d’amour, célébrations de la fraternité, allégories de l’aube et d’une mer aux eaux calmes et sûres ; embrassements et souvenirs ; ombres et lumières, enfin, de notre existence.
La tinta extinta fut le produit d’un processus long et élaboré, allant bien au-delà des dates et des lieux où furent écrits les poèmes. Par son jeu sémantique, le titre donne à voir, surtout, la réalité diffuse et ambiguë dans laquelle vivent de nos jours les signes : ceux du temps, ceux des villes, ceux du corps, ceux des mots avec lesquels nous essayons d’ordonner le monde. Sans grandiloquence, mais aussi sans indifférence, nous avons été capables d’en changer le cours et de modifier à notre guise l’imposant spectacle que la planète nous a offert. Quel élan nous a poussés à imaginer et à inventer ? Où voulons-nous en venir ? Pourquoi construire, détruire, et construire ?
Une fois, en regardant depuis le quai d’une gare la précipitation des gens achetant leur billet, attentifs à ne pas perdre leur tour ni rater le train, je me demandais si ce n’était pas là le symbole profond de notre existence : un projet de voyage, une inquiétude, une attente soucieuse de savoir quand il faudra partir. De cette méditation naîtrait ensuite le poème « La estación » (« La gare »), une des clés symboliques de La tinta extinta.
Des poèmes à mon échelle
Jusqu’à présent, je n’ai pas été un écrivain à projets pharaoniques ni à mégaproductions ; pas davantage d’opuscules ni d’innombrables textes à quatre sous. Je reconnais ma sobriété, et jusqu’à certains traits d’ermite, qui ont donné à mes poèmes un air de réserve, tels ces couchers de soleil sur les mers tropicales. L’épique ou les chroniques de notre passé culturel ne conviennent pas à mon rythme ; je préfère les poèmes nés du silence et la méditation qui sourd de l’acte de contempler l’alentour depuis un coin de pénombre.
Sans même le savoir, les poètes ont coutume de choisir le matériau de leurs créations à partir des diktats de leur propre tempérament, parfois à rebrousse-poil de leurs convictions, de leurs aspirations ou de leurs habitudes. Je suis de ceux qui n’écrivent pas sous commande ou par opportunisme ; mais de ceux qui refusent la facilité et la routine comme supports de l’écriture. Le rapport que les Anciens percevaient entre la respiration et la poésie n’a pas perdu son sens originel : faire des poèmes a toujours été pour moi une manière de me mettre au diapason du monde. C’est pourquoi je reconnais une certaine affinité ( une relation filiale serait plus exact) avec quelques œuvres que je ne cesse de lire et de relire : Cernuda, Aleixandre, José Hierro peut-être, parmi les Espagnols ; Villaurrutia, Gorostiza parfois, Borges… ainsi qu’Auden, Pessoa, Ungaretti, Perse, Rilke. Plus que des modèles, ils ont été comme des ombres qui m’accompagnent, me réconfortent ou me guident avec une patience généreuse.
Déjà avec l’habillage de la traduction, les poèmes sont et ne sont plus eux-mêmes. D’un côté, les reconnaître dans les miroirs étrangers d’une autre langue n’est pas des plus facile ; leur image reste modifiée par d’étranges reflets, et un rythme inconnu dans leurs mouvements. D’un autre côté, leur réalité n’est jamais fixe, car elle est faite de la lecture des autres, aussi divers que les regards des passants.
Là où le poète se perd ou se retrouve
Pour un poète, lire ses poèmes traduits est une expérience faite de surprises et d’étonnements : qui les a écrits : moi, quelqu’un d’autre ? Est-ce moi l’auteur, est-ce le traducteur ? Cela me confirme qu’en réalité ce qui compte, c’est le lecteur, et le rituel du déchiffrement. La traduction, en outre, est toujours une porte qui s’ouvre vers d’autres régions inconnues ; et comme un seul homme, nous voudrions tous passer par elle ; mais c’est impossible : les traducteurs seront toujours là, tels des officiers d’immigration qui en reviennent aux sempiternelles questions : « nationalité, âge, raisons de votre visite ? », pour faire le choix des poèmes-touristes qui, une fois sur l’autre bord du port, voudront inventer une nouvelle vie.
POÈME
Tes jambes
J’ai sillonné les mers,
j’ai visité, pareillement, les ombres
et la splendeur plus vaste du temps et ses avatars ;
j’ai parcouru des grottes, des bois imprévisibles,
des quais où mille anges en prière s’accroupissent ;
j’ai grimpé aux portes, arrachant des serrures,
et épousseté la poussière oubliée de quelque dieu dans sa course folle.
Mais jamais je n’ai rencontré
une halte plus douce,
une entrée plus tendre,
un temple plus foudroyant
que tes jambes.
Je suis venu de loin,
je me suis rappelé des histoires de marins et d’archers,
mais aucune plus tangible que ta peau fleurant le santal et le thym ;
j’ai cherché, entre toutes les légendes, une rivière
plus pressée et obstinée que tes propres torrents,
et ne fais que rencontrer la taille, la rive incurvée de ta lumière prodigue ;
et j’ai voulu me rappeler fût-ce d’autres échos
pour nourrir mes histoires
de ta musique à toi.
Parmi tant de lointains couchants et levants,
je suis le roseau exalté qui touche à tes rivages ;
droit vers ton littoral,
droit vers la mer plus vive, plus folle et plus dansante
de tes jambes offertes au nimbe du temps.
(Traduit de l’espagnol par Jean-Claude Duthion.)
Carlos Francisco Monge est poète, critique et professeur de littérature hispano-américaine à l’Université nationale.