Comme on le constate souvent lorsqu’on étudie la littérature d’une région, la poésie costaricienne possède, à la fois, une identité sans équivalent et un héritage qu’elle partage avec les autres manifestations littéraires.
Elle appartient à la tradition séculaire de la littérature écrite en langue espagnole ; elle fait partie d’un univers culturel unique, celui de la littérature hispano-américaine ; elle est enfin la représentation – mythique, formelle ou idéologique – d’une communauté : la petite république de l’Amérique centrale, réputée pour sa tradition de droit civil, lors même qu’elle est assujettie aux avatars des velléités géopolitiques de la région, et de l’hémisphère. L’idée même de « poésie costaricienne » apparaît faible et confuse. Les poèmes ont difficilement une nationalité ; et, souvent, il y a plus d’homogénéité dans la tradition de la poésie écrite en espagnol, qu’importe son époque, qu’entre deux poètes concitoyens exprimant le paysage natal. Cependant, il esiste des frontières historiques et géographiques depuis lesquelles les poèmes parlent, nomment ou réagissent ; et peut-être bien, lorsqu’on parle de la poésie « costaricienne », pense-t-on à celle qui s’écrit au Costa Rica, sur le Costa Rica, ou depuis le Costa Rica ; c’est-à-dire aux rituels, préfigurations ou aspirations qui motivent – avec les vicissitudes historiques endurées en commun – les chants et les rythmes des poèmes, et avec eux, la formation du torrent d’une histoire commune.
Si nous la comparons à celle de quelques pays hispano-américains, la trajectoire littéraire du Costa Rica est relativement courte et concentrée. Depuis la période coloniale et jusqu’à une période avancée du XIXe siècle, il existe à peine quelques œuvres de valeur ; ce n’est qu’après 1850 que l’on trouve des tentatives notables dans le domaine de la prose (chroniques, courtes narrations, écrits journalistiques), et notamment dans certaines formes du journalisme politique. Par contre, durant cette période, la poésie est pauvre et rare. Sa véritable naissance, non seulement à cause de l’intérêt qu’elle réussit à éveiller chez l’élite intellectuelle, mais aussi par son apparition formelle dans le champ éditorial, eut lieu à la fin du siècle, avec un recueil de poèmes que son éditeur, Máximo Fernández, nomma, sous l’influence de réminiscences romantiques, La lira costarricense. Depuis lors, la poésie costaricienne a parcouru les principaux chemins et sentiers de la poésie moderne, et s’est aventurée à explorer le présent et le trouble de ses énigmes.
La poésie costaricienne naît de deux traditions, qui l’ont conduite, au fil de cent années, à travers la littérature moderne : la première, constituée par le fleuve à grand débit de la littérature espagnole ; la seconde, la littérature hispano-américaine. Chronologiquement, elle germe sous le puissant manteau du modernisme, dont l’un des principaux hérauts, le Nicaraguayen Rubén Darío, visiteur occasionnel du pays voisin, laissa la trace spirituelle et esthétique chez les poètes du début du siècle. Bien que le Costa Rica n’ait pas été un foyer d’écoles ou de tendances artistico-littéraires d’envergure, cela ne veut pas dire qu’il soit demeuré en marge des grands mouvements littéraires ; il est vrai qu’il n’y a pas eu de cénacles ni de chapelles littéraires dignes de mention, mais on connaît des œuvres et des manifestations significatives qui situent les lettres costariciennes dans le courant, toujours mouvant, des lettres hispano-américaines.
Modernité et avant-garde
Si la poésie ne connaît pas de limites chronologiques, le temps lui donne de nouvelles couleurs, la fait vieillir ou la rajeunit. Occasionnellement, le poète se refuse à subir le cauchemar de l’écoulement du temps, prenant plaisir au changement et à l’imprévu. L’observation s’applique également à la production poétique d’une région ou d’une époque. Dans le bref aperçu que nous proposons, un ordre chronologique s’est imposé pour qu’on voie se dérouler, comme à travers la vitre d’une voiture en marche, un panorama statique et dynamique à la fois ; mais, plutôt qu’une division par périodes, il se veut une proposition de lecture, un point de vue : celui du présent.
Dans le siècle écoulé, se distinguent deux grandes périodes de l’histoire de la poésie costaricienne : une période moderniste et une période d’avant-garde. La première s’étend de la naissance virtuelle des lettres nationales jusqu’aux années 1930 ; la seconde commence en 1940 et a projeté ses meilleurs rayons jusqu’à la décennie de 1970, bien que quelques éclats soient encore visibles de nos jours. Une sorte d’étape post-avant-gardiste semble s’être mise en gestation au dernier quart du siècle, résultant peut-être d’un abandon des utopies, et de la recherche de nouveaux axiomes sociaux, politiques et moraux. Le dynamisme actuel de la poésie costaricienne suggère que la patrie du poème n’est plus délimitée par des frontières géographiques ou politiques, mais par les travaux d’une culture sud-américaine.
Pendant les trente premières années du XXe siècle, les relations de la poésie costaricienne avec la production moderne hispano-américaine et espagnole se sont construites et consolidées. En raison de la présence et de l’enracinement des principaux signes d’identité du modernisme, en tant que mouvement dont les échos se sont prolongés, nous pouvons appeler période moderniste l’époque où les référents historiques costariciens perdirent de leur consistance, où une distanciation fut faite avec la réalité quotidienne. Ainsi, dans les poèmes d’alors, abondent les jardins, les fontaines cristallines, la recherche de l’harmonie ; cette aspiration au cosmopolitisme amena nos écrivains à rêver d’idéaux d’une perfection presque sans histoire et sans visage. Notre littérature commença à se peupler de nymphes, de faunes, de satyres et de dieux gréco-latins, et la nouvelle géographie littéraire s’étendit à des régions aimées et lointaines : Rome, Corinthe, Damas, la Palestine, Paris ; la valeur du monde s’établit au nom de l’esthétisme (la vie comme œuvre d’art), selon l’aspiration à un idéal et une recherche d’harmonie. La génération proprement « moderniste » costaricienne comprend Roberto Brenes Mesén, peut-être le plus lucide du groupe par rapport à la conscience esthétique du mouvement ; proches de lui, Rafael Angel Troyo, Lisímaco Chavarría, Rafael Cardona, Rogelio Sotela ; un peu plus à l’écart écrivaient Julián Marchena et José Basileo Acuña. Des livres comme Orquídeas (1904), de Chavarría, ou En el silencio (1907), de Brenes Mesén, inaugurent l’œuvre de cette génération ; Alas en fuga, de Marchena, qui attendit jusqu’à 1941 pour le publier, semble la clore.
Fille du même système littéraire, appartient à cette période la « génération postmoderniste », formée d’écrivains qui, s’étant laissés éblouir par les lumières du modernisme, ont ressenti le besoin d’en atténuer les éclats, à travers un paysage plus chaleureux, cordial et proche. Sans le nier, ils font du modernisme un tremplin pour s’élancer vers les espaces de la cordialité et du connu ; c’est-à-dire le monde de l’immédiat, du privé et de l’intériorité des passions. Leur langage récupéra la simplicité et le ton familier ; on abandonna les hymnes et les odes, et on reprit les « cantarcillos », les couplets, les vers d’un art mineur. Tout comme sous d’autres latitudes hispano-américaines, ils répondaient ainsi à la sévérité d’une esthétique déjà en recul, parce que les relations entre ces deux générations difficiles à distinguer furent à la fois de continuité et de changement. Dans ce groupe, on doit mentionner Julián Marchena, Rafael Estrada, Asdrúbal Villalobos, Arturo Agüero et Carlos Luis Sáenz. Parmi les œuvres publiées alors, méritent d’être mentionnées Viajes sentimentales (1924), de Estrada, Frutos caídos (1929), de Villalobos, et le néopopuliste Romancero tico (écrit entre 1930 et 1940), de Agüero.
Le postmodernisme servit de pont entre le modernisme le plus épuré et les premières aventures sur les chemins de l’avant-garde. Se forme, alors, le troisième chaînon, qui appose son sceau sur les portes de la ville moderniste, pour donner de l’espace aux nouvelles tendances artistiques. Alors commence la fin d’une période, veillée d’armes pour la nouvelle aventure des avant-gardes, car une bonne partie des poèmes annoncent déjà leurs traits et leurs états d’âme : tout en exhibant une plus grande conscience de la modernité historique, on abandonne le manteau villageois et circonstanciel que les poèmes commençaient à ressasser et à exagérer, pour faire place à un système de relations plus en accord avec les circonstances. L’histoire s’accélère, les mouvements du présent coïncident avec la vitesse des automobiles, et la ville devient la nouvelle demeure, pleine de menaces, déboires et nostalgies, car, plutôt que le prestige culturel de certaines villes, on considère l’agitation existentielle des grandes métropoles (pour un Costaricien : New York, Mexico, Buenos Aires, Amsterdam). En concomitance, des innovations expressives surgissent : vers libre, images irrationnelles, nouveautés lexicales. Réunissant tous ces éléments, Isaac Felipe Azofeifa, Francisco Amighetti, Max Jiménez et Alfredo Cardona Peña forment la génération des véritables forgerons de la poésie moderne costaricienne.
Le démarrage de la période dite d’avant-garde coïncide avec une époque de troubles politiques et sociaux dans le voisinage et au cœur même du Costa Rica. La poésie vécut, à sa manière, les conséquences des révoltes, des promesses et des désillusions d’un siècle qui touchait à sa moitié, à travers beaucoup de doutes et d’inquiétudes. Aussi « l’avant-gardisme » de la période n’a-t-il pas été seulement esthétique. Dans ses premières étapes, c’est la capacité à discerner déjà deux mondes séparés par le présent en flammes qui a le plus ressorti : le passé archaïque d’une patrie déjà inexistante, et un avenir incertain, assombri par les menaces d’extinction. Ainsi les poèmes trouvent refuge dans le silence des univers intérieurs, et dans un système symbolique presque impénétrable. La ville et le monde modernes éloignent de ce qui est primitif, éloignement qu’accentuent la conscience de la solitude, l’absence de communication et le désenchantement ; le chaos qui configure la réalité conduit à l’égotisme, à l’immobilité contemplative, à la transformation presque fantomatique de l’histoire (le monde devient brumes, distances, souvenirs, rêves), et à l’érotisme, qui ressort de manière singulière, en raison des sens qu’il conjugue : le désir de communication et la recherche d’unité, avec les autres et avec le monde. Beaucoup des premiers poètes – Eunice Odio, Alfredo Sancho, Mario Picado – se sont nourris des expériences de quelques ismes hispano-américains. D’autres, plus jeunes, se sont liés à cet archipel d’idées et de clichés ; en témoignent les œuvres de Carlos Rafael Duverrán, d’Ana Antillón, de Jorge Charpentier, de Virginia Grütter et de Carmen Naranjo.
Au début des années 1960, apparaît l’œuvre littéraire remarquable d’un poète exceptionnel, Jorge Debravo, dont les vers surprennent par la fraîcheur de leurs rythmes et l’enthousiasme généreux des idées qu’ils véhiculent. Avec cette décennie commence une phase, peut-être la dernière du chemin des avant-gardes, qui les amène à serrer les coudes contre le soliloque et toutes les formes de l’égotisme contemplatif. Ce sont les années les plus fertiles de la poésie politique et de la chanson témoignage ; on veut renoncer à la poésie en chambre, en faveur du vers populaire, réponse sans équivoque à la situation politique d’une époque sanglante et troublée dans la région de l’Amérique centrale. Le monde, pour cette génération, est une réalité politique qui nous convoque et nous engage ; de cette croyance naissent beaucoup d’œuvres de contemporains de Jorge Debravo, comme Mayra Jiménez, Laureano Albán ou Julieta Dobles. Les titres sont éloquents1 : Nosotros los hombres (1966), ou Canciones cotidianas (1967), tous deux de Debravo ; El libro de la patria (1976), et Los pies sobre la tierra (1978), de Alfonso Chase. En particulier, l’œuvre poétique de Laureano Albán, remarquable pour sa fidélité au chant comme témoignage historique, a poussé, jusqu’à ses ultimes conséquences, le souci de faire en sorte que la parole soit la chronique d’une exploration dans le temps, comme le montrent des œuvres comme Geografía invisible de América (1982), El viaje interminable (1983), ou Infinita memoria de América (1993).
Le dernier quart de siècle a provoqué une transformation progressive de l’idée de l’histoire, et avec elle des revendications à l’égard des principes moraux et des relations sociales. Entre autres, la parole des femmes réclame sa place, non seulement dans la société mais également dans la littérature ; ainsi, commencent à se répandre défis et affirmations contre un système entaché par l’androcentrisme et autres complicités. Mais la poésie contemporaine ne se limite pas à cela ; il semblerait que les poètes d’aujourd’hui parlent à une autre réalité (celle qu’ils supposent à venir), et expérimentent des rapports avec les nouveaux signes de l’histoire, car leur sens, dorénavant, semble obscur et incertain. Aussi l’utopie est-elle remplacée par l’interrogation ; le futur hiératique par le présent volubile, ce qui explique des titres comme Estación de fiebre (1983) de Ana Istarú ; El claustro elegido (1989) de Mía Gallegos ; Hasta me da miedo decirlo (1987) de Nidia Barboza ; La tinta extinta (1990) de Carlos Francisco Monge ; ou ¡ El amor es esa bestia platónica ! (1991) de Carlos Cortés. Cette génération a vécu une contradiction : elle souhaite incarner de nouveaux sens, et en même temps elle a la nostalgie d’une histoire consolidée et sûre. En plus des noms mentionnés, entrent également dans le groupe Rodrigo Quirós, Osvaldo Sauma, Lil Picado, Leonor Garnier, Marta Rojas, Guillermo Fernández.
Les facettes de la réalité
Dans la poésie costaricienne contemporaine il existe au moins trois manières, toutes les trois connexes, d’imaginer la réalité. La conscience du présent peut agir comme un espace où le vertige des changements a plus de relief que les désirs et les menaces. Une des démarches choisies a été la critique des systèmes ; le monde se transforme, et avec lui les manières de le vivre ; l’érotisme, la transcendance, la patrie ou les structures sociales devront changer ou disparaître ; on cherche à modifier les stéréotypes culturels, sociaux et, en définitive, historiques. Une deuxième manière a été la tentative de déchiffrer les énigmes que le présent nous offre. « Sommes-nous l’incarnation de mots supportés par des dieux déjà aveuglés ? » , se demande un poète d’aujourd’hui : question sans réponse, non par manque d’imagination, mais par abondance de bouleversements historiques. Et la troisième voie – réaction face à l’incertitude ? – est la récupération des mythes et des rêves, dans le but parfois de restituer une identité collective perdue (les mythes américains), ou de cacher l’incertitude que provoque la recherche de la condition intérieure.
La poésie costaricienne se trouve face à un décor fragmenté, qui fait partie d’un paysage immense, les lettres hispano-américaines d’aujourd’hui. Voilà l’état des lieux de nos jours : nous appartenons à un firmament verbal celui de la langue espagnole qui croît et se répand, comme un kaléidoscope de lumières et de fantasmagories qui tournent au rythme que leur impriment nos mouvements.
1. Ces ouvrages n’ont pas été traduits en français ; en voici la signification : « Nous, les hommes », « Chansons du quotidien », « Le livre de la Patrie », « Les pieds sur terre ».
Né en 1950, Carlos Francisco Monge est poète, critique et professeur de littérature hispano-américaine à l’Université nationale. Il est considéré comme le plus grand historien de la poésie costaricienne. Il a reçu deux fois le Prix national de poésie du Costa Rica, en 1983 et en 1990.