En 1977, Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner publient au Seuil Le nouveau désordre amoureux. Tiens, tiens exactement dix ans plus tôt, des manuscrits de Charles Fourier, jusque-là abandonnés à la poussière et aux souris des archives nationales, paraissent sous le titre Nouveau monde amoureux.
Faut-il y voir une filiation ? En 1975, Pascal Bruckner écrit un Fourier, au Seuil.
Nuit blanche : Dans le titre de votre ouvrage Le nouveau désordre amoureux, faut-il voir une référence à Fourier ?
Alain Finkielkraut : Bruckner avait écrit un livre sur Fourier ; j’avais moi-même lu Fourier un petit peu et nous étions à ce moment-là l’un et l’autre sous l’influence de Fourier, sous l’effet un peu fasciné de sa lecture. Ça c’est évident. La différence étant tout de même que notre livre n’est pas un livre utopique. Nous ne sommes pas des réformateurs de l’amour. Il s’agit plutôt d’un livre descriptif que d’un livre utopique. Il s’agit pour nous de remarquer, de décrire, de dénoncer la distance qu’il peut y avoir entre le vécu d’un individu et le discours que la sexologie entretient. Autrement dit, nous nous en prenons, au nom de Fourier, au discours de la libération sexuelle. Il ne s’agit pas de pousser à bout la libération sexuelle, mais plutôt d’en critiquer les principes et postulats. Ce que postulait la révolution sexuelle, c’est la communauté des jouissances entre l’homme et la femme, et à cette idée nous opposons celle d’une différence absolument systématique.
Dénoncer le discours normalisant sur la sexualité, prôner une pluralité de minorités sexuelles, cela est-il possible en dehors d’un changement social ?
A. F. : Ça ne ressort pas d’une révolution. C’est absolument clair. L’idéal révolutionnaire n’est pas le nôtre. Je pense même que c’est dans une société occidentale comme la nôtre que les changements dont on parle sont possibles. Dire : voilà, on a une certaine idée du désordre amoureux, une certaine idée de la vie et une révolution peut accomplir ce désir, ça me paraît totalement absurde.
Mais pourtant tu parles d’alternative, de décentralisation dans le livre, ou plutôt tu en parles sans en parler, sans employer les mots en tant que tels.
A. F. : Effectivement notre description de ce que nous voulons est un peu décevante ; c’est plutôt un regard phénoménologique porté sur la réalité de l’amour qu’une volonté très claire et politique de changement. Je crois profondément qu’il faut faire très attention à ne pas vouloir politiser – dans un sens ou l’autre – l’amour. Et je crois même qu’il y a dans l’amour une réalité, un anachronisme fondamental. C’est ça qui me paraît intéressant ; c’est pour ça que c’est une expérience tellement merveilleuse et tellement étonnante dans la vie de chacun. Les principes politiques avec lesquels nous vivons sont presque toujours les principes de liberté, d’égalité, de fraternité. Or l’expérience amoureuse est une expérience asservissante, d’inégalité, c’est quelque chose d’autre que l’unité fusionnelle que l’égalité suppose. Donc, quand on vit une grande expérience amoureuse, une passion, on est en porte-à-faux sur la société, sur les principes démocratiques dans notre société. On vit précisément la merveille d’une expérience non démocratique. Et cela, il faut le savoir ; si on l’oublie, on projette dans la réalité amoureuse des concepts qui en fait lui sont radicalement étrangers, et c’est dommage. C’est pour ça que je suis toujours assez réticent à ces programmes politiques faits au nom de l’amour. Ça peut même aller plus loin en fait : la plupart de ces idéaux révolutionnaires, qu’il s’agisse de révolutions minuscules ou de révolutions majuscules, toutes les formes alternatives d’existence, toutes les utopies sont fondées sur la nostalgie de l’idylle. Ce qui est extraordinaire, c’est que l’amour est une expérience anti-idyllique. Pour moi, ou on est dans l’utopie, ou on est dans l’amour : mais donner à l’utopie la caution de l’amour, ça me paraît préjudiciable, ça me paraît manquer ce qu’il y a de plus fort dans l’expérience voluptueuse.
Mais comment dissocier changement amoureux et changement social ?
A. F. : Je reste attaché à la leçon de Fourier, c’est-à-dire à la nécessité de concevoir la multiplicité du monde passionnel, c’est évident. Quant à la tendance actuelle, qu’on a appelée la révolution des mSurs dans les années 60-70, la liberté rendue à un certain nombre de minorités sexuelles d’exprimer et de vivre leur désir, évidemment je ne peux que m’inscrire dans un discours comme celui-là. Mais ce qui me paraît dangereux, ce sont des philosophies qui se veulent, qui se conçoivent uniquement comme des philosophies de la libération. Ça me paraît extrêmement dangereux, parce que, encore une fois, l’amour n’est pas une expérience de liberté.
Je ne fais pas d’utopie. Je n’aime pas l’utopie vraiment. Je trouve qu’il y a dans l’utopie une tendance à rendre la société intégralement responsable de toutes les vicissitudes de l’existence. Paul Ricœur disait dans une très belle entrevue parue dans L’Observateur que tout le monde met aujourd’hui l’accent sur ce qu’il appelait le jouir, la jouissance et oubliait que le « je souffre » est central dans l’existence humaine. L’utopie l’oublie à sa manière parce qu’elle dit effectivement que le « je souffre » est central, mais qu’il est imputable à un complot contre la vie, à une mauvaise organisation sociale, à la mauvaise histoire des hommes et – c’est ce que dit l’utopie – si on réussit à juguler les principes de répression à l’œuvre dans nos sociétés, alors, l’homme libéré pourra enfin jouir complètement. C’est ça que je déteste, une espèce de naïveté fondamentale, de rousseauisme invétéré de l’utopie ; c’est une méconnaissance du rôle de la souffrance, d’un certain nombre d’éléments de la vie humaine. C’est comme si tout ce qui n’était pas rose dans la vie était imputable à un pouvoir extérieur à la vie. Et ça m’est extrêmement pénible ; toutes les utopies se fondent sur l’amour alors qu’il y a dans l’amour une espèce de résistance à l’utopie. Dans l’amour, il y a de la souffrance, de la méchanceté, il y a de la violence, toute une série de choses laides dont on ne peut pas dire que la société porte la responsabilité. C’est cette coupure-là dans l’utopie qui m’est assez désagréable, c’est pour cela qu’au fond je n’y suis pas sensible, pas du tout.
L’amour romantique, l’amour-passion, n’est-ce pas une conception récente ?
A. F. : L’amour-passion, ce n’est pas tellement récent. Les gens se sont tués par amour pendant assez longtemps.
L’amour-passion, à la vie à la mort, c’est dangereux…
A. F. : C’est dangereux ? À la vie à la mort, oui, mais encore là, dangereux pourquoi ? Une expérience amoureuse forte, ça vous pousse à dire des mots comme « toujours ». Ces mots-là, c’est pas la société qui les trace, c’est votre expérience amoureuse. Après, bien entendu, quand on commence à s’ennuyer, on cherche à les expliquer ; on se dit : mais pourquoi j’ai dit cette bêtise, merde alors, quel affreux serment ! C’est un des paradoxes de l’existence : on n’est jamais à la hauteur des promesses que l’on fait et on est la première victime de ses propres serments. Sur ce paradoxe, l’utopie n’a rien à nous dire. Il y a dans l’utopie un mépris de la complexité humaine : l’homme y est simple, il est gentil, il a envie de baiser, il a envie de s’exciter comme un fou, etc. Mais malheureusement la société, c’est cette espèce de chose méchante qui le brime, qui l’empêche de vivre. Je trouve ce schéma-là intolérable. L’utopie est le mode de pensée d’un temps tourmenté de nostalgie idyllique. Il y a dans l’humanité quelque chose de tellement plus fort, plus riche, plus puissant, plus complexe que ce que nous en dit l’idylle, que toute l’utopie, à mon avis, est condamnée.
Mais tu prêches toi aussi l’idylle à la fin de ton bouquin, quand tu parles de la « jouissance sentimentale », d’un retour aux sentiments en dehors de la relation sexuelle.
A. F. : « Jouissance sentimentale » doit être pris dans le sens suivant : on se rend compte – et c’est peut-être le paradoxe, la richesse du sentiment – on se rend compte que le jouir et le souffrir sont une seule et même chose. La jouissance sentimentale, qu’est-ce que c’est sinon l’épreuve d’une relation ? Aimer quelqu’un, c’est se sentir dépendant de lui, c’est se sentir possédé par lui et en même temps avoir peur qu’il vous échappe ; donc être plongé dans une expérience assez pénible et, en même temps, extrêmement heureuse. Déjà on est en dehors de l’utopie, parce que le geste fondateur de l’utopie, c’est de séparer le jouir et le souffrir comme deux expériences antagonistes. L’expérience sentimentale, c’est de montrer que ces deux réalités-là sont absolument liées, indissociables. On retrouve ici l’antagonisme que j’essaie de faire entre l’amour et l’utopie. L’utopie dit : on va vous créer un monde où il n’y aura que du jouir et pas de souffrir ; l’amour dit : le jouir et le souffrir, c’est la même chose, donc cette sorte d’utopie est impossible.
Alain Finkielkraut a publié :
Le nouveau désordre amoureux, avec Pascal Bruckner, Seuil, 1977, « Points », Seuil, 1979 ; Au coin de la rue, l’aventure avec Pascal Bruckner, Seuil, 1979, « Points », Seuil, 1982 ; Ralentir : mots-valise, Seuil, 1979 ; Petit fictionnaire illustré, « Points », Seuil, 1981 ; L’avenir d’une négation : réflexions sur la question du génocide, Seuil, 1982 ; Le Juif imaginaire, Seuil, 1983 ; La réprobation d’Israël, Denoël, 1983 ; La sagesse de l’amour, Gallimard, 1984, « Folio », Gallimard, 1988 ; La défaite de la pensée, « Blanche », Gallimard, 1987, « Folio », Gallimard, 1989 ; La mémoire vaine : du crime contre l’humanité, Gallimard, 1989, 1992 ; Le mécontemporain : Péguy, lecteur du monde moderne, « Blanche », Gallimard, 1991 ; Comment peut-on être Croate ?, Gallimard, 1992.