Savoir par cœur n’est pas savoir, c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire », proclamait Montaigne. Si une bonne mémoire est de facto un outil bien profitable, on l’oppose néanmoins à l’intelligence, faculté créatrice et noble, car elle ne serait que la qualité de la sottise, que la capacité un peu indigne d’accumuler un savoir superficiel. Certains se sont pourtant employés à exercer la leur comme d’autres entretiennent leur forme physique. Voyage en pays de connaissance : la mnémotechnie.
Tous les chemins mènent à Athènes. Mnémosyne, appelée encore déesse Mémoire, fille d’Ouranos et de Gaia, était une brillante Titanide. Elle était généralement représentée sous les traits d’une femme mûre richement parée, sa main pinçant délicatement le lobe de son oreille, dans une attitude de méditation qui attira ce charmeur de Zeus neuf nuits durant. La mythologie grecque étant d’une logique implacable, neuf filles merveilleuses naquirent de cette union, qu’on prénomma Clio, Thalie, Erato, Euterpe, Polhymnie, Calliope, Terpsichore, Uranie, Melpomène. Les Arts, que personnifient les muses, étaient donc le fruit d’une union entre le roi des dieux et la mémoire !
Sans doute inspiré par l’une d’entre elles, le poète grec Simonide de Céos inventa un procédé d’association mentale qui facilite l’acquisition et la restitution des souvenirs, que l’on qualifia bientôt de mnémotechnique. Après avoir survécu miraculeusement à l’effondrement du plafond d’une salle de banquet, il imagina de reconstituer dans sa mémoire le plan de table en procédant par recoupements successifs, inventant spontanément la « méthode des lieux », pour permettre l’identification des corps ensevelis des autres convives. La recette, d’une simplicité presque enfantine, allait faire des émules Le jeu qui consiste à se rappeler puis à situer les objets dans une pièce connut une grande vogue en France sous l’Ancien régime. Les étudiants reprirent le flambeau quand il s’est agi de retenir des règles essentielles.
On sait que les décimales du nombre Pi inspirèrent de nombreux poètes. Pour mémoriser les dix premières, il suffit de connaître le fameux alexandrin, dont chaque mot, par le nombre de lettres qui le composent, représente une des décimales : « Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages (3/1/4/1/5/9/2/6/5/3/5). N’est-ce pas d’ailleurs la poésie qui vint au secours de la mémoire défaillante des mathématiciens en herbe ? Le théorème de Pythagore est moins effrayant qu’il n’y paraît si l’on sait que – le carré de l’hypoténuse / Est égal, si je ne m’abuse / À la somme des carrés / Des deux autres côtés – ». Que dire de notre orthographe et de notre grammaire, parfois aussi obscures qu’une équation ? En présence d’un problème de conjonction de coordination, il n’est pas un écolier, vaguement inquiet, qui ne s’interroge « Mais où est donc Ornicar ? » , s’apprêtant aussitôt à s’exclamer : « je n’aperçois qu’un seul p à apercevoir », avant de réciter avec triomphalisme la curieuse litanie des sept mots en « ou » faisant leur pluriel en « oux » : « choux, hiboux, cailloux, genoux, bijoux, joujoux et poux » dont s’inspira Jacques Prévert. Les premières règles assimilées, le jeune apprenti aura l’âge de savoir que trois mots français sont transsexuels, de sexe masculin au singulier, de sexe féminin au pluriel, et de retenir, avant de se passer la corde au cou, que « nos belles amours aux nombreuses délices se sont achevées au son des grandes orgues ». Les plaisirs de la table n’attendant pas le nombre des années, il devra aussi se souvenir qu’outre une différence de goût, les cuisses d’un animal de boucherie et celles d’un animal sauvage ont aussi une orthographe distincte, et qu’en savourant un bon « cuisseau de veau », il n’en appréciera que davantage le « cuissot » de sanglier. Ainsi rassasié, il pourra aller admirer la lune, dont il retiendra qu’elle est une fieffée menteuse : quand elle prétend croître (elle forme un C), elle décroît, et quand elle prétend décroître (elle forme un D), elle croît S’il veut épater ses amis en mentionnant la position des planètes par rapport au soleil, il aura le choix entre un dialogue belliqueux : « Monsieur (Mercure), Vous (Vénus) Tirez (Terre) Mal (Mars) Je (Jupiter) Suis (Saturne) Un (Uranus) Novice (Neptune) Pitoyable (Pluton) », et une version balnéaire : « Me Voici Tout Mouillé, Je Suivais Un Nageur Pressé ». Mais si, par malheur, tout en observant les cieux, il venait à se fracturer les os de la main et du pied, plutôt que d’ouvrir des yeux écarquillés devant le médecin lui parlant de tarse et de carpe, il saurait que la « carpe s’attrape à la main ».
Pour briller en société, il pourrait faire étalage de sa culture en matière de géologie de l’ère primaire « Cambrone (cambrien) l’ordurier (ordovicien), s’il eût (siluvien) été dévot (dévonien), n’eût point carbonisé (carbonifère) son père (pernivien) », ou plus élégamment, pour peu qu’il fût félibre, les six grands écrivains français du XVIIe siècle : « sur la racine de la bruyère, la corneille boit l’eau de la fontaine de Molière » (Racine, La Bruyère, Corneille, Boileau, La Fontaine, Molière).
Passionné de minéralogie, pour mémoriser le classement des minéraux, du plus tendre au plus dur, il retiendrait cette phrase, au demeurant d’un goût contestable : « Ta (talc) Grosse (gypse) Concierge (calcite) Folle (fluorite) d’Amour (apatite) Ose (orthose) Quémander (quartz) Tes (topaze) Caresses (corindon) Divines (diamant) ». On n’a jamais prétendu non plus que la mnémotechnie, dont l’étymologie est pourtant divine, était toujours d’un goût exquis…
Avant de partir en voyage, il ferait mieux de s’assurer que les distances, sur la carte routière, sont calculées en kilomètres et non en miles ; mais si tel était le cas, il penserait au « ciseau neuf » pour « découper » l’itinéraire, un mile valant « un-six-O-neuf » (1,609) km S’il préfère descendre le Saint-Laurent, connaissant déjà l’inoffensive « batterie » (« bâtri », pour bâbord à gauche et tribord à droite), notre navigateur débutant se souviendra de « Bacille rouge » (à bâbord les bouées cylindriques rouges) et de « Tricot vert » (à tribord les bouées coniques vertes).
Mon beau navire, ô ma mémoire, avons-nous assez navigué ? » Arrivés au terme de cet insolite parcours, et plus tard (bien plus tard), au soir de notre vie, peut-être ferons-nous un dernier effort de mémoire en prononçant SALIGIA, mot composé des initiales des sept mots latins qui désignent les péchés capitaux : superbia (orgueil), avaritia (avarice), luxuria (luxure), ira (colère), gula (gourmandise), invidia (envie), acedia (paresse) ? Plagiant Henri IV pour qui « Paris valait bien une messe », nous serons peut-être alors soulagés de dire que le paradis valait bien un moyen mnémotechnique !