Mémoire ah mémoire ombrée comme une vieille armoire
Chaque heure qui te rejoint t’ouvre un peu plus à l’heure de demain
Jacques Brault, Mémoire
L’adaptation pour le théâtre du chef-d’œuvre narratif Agonie représentait plus qu’une simple transposition d’un genre à un autre pour Marie-Ginette Guay* : il s’agissait notamment de se confronter aux problèmes d’adaptation et de traduction du réel que pose le livre à travers des jeux de voix et de regards semblables à ceux qui structurent l’identité.
Pour sa première expérience de mise en scène, la comédienne chevronnée qu’est Marie-Ginette Guay s’est vu accorder la confiance entière de l’auteur choisi. Un fait qui étonne à plusieurs égards, non seulement à cause de la réputation de Jacques Brault, mais aussi de la place importante qu’occupe Agonie dans la littérature québécoise. Ce minuscule récit, modèle de concision et d’intensité, apporte en effet un éclairage saisissant à toute l’œuvre poétique de Jacques Brault, cristallisant en quelque sorte la névrose de nos premiers intellectuels laïcs. C’est pourtant avec le plus grand détachement que sa matière fut livrée à l’adaptation, la réputation de l’interprète et son amour de la poésie faisant foi de son aptitude à tenter l’aventure.
« Il n’y a pas eu de recommandations, confie Marie-Ginette Guay, Jacques Brault est très discret. D’ailleurs je ne le connais pas personnellement. J’aime beaucoup sa poésie, ça fait longtemps que je la lis, que je tourne autour. Je m’étais dit qu’un jour je ferais un spectacle, soit sur sa poésie, ou sur Agonie, que j’avais déjà lu plusieurs fois. Mais chaque fois, je me butais à quelque chose : ça ne pouvait pas passer à travers mon filtre à moi comme comédienne, parce que je considère qu’il s’agit vraiment d’une parole d’homme. Puis, un jour où je me trouvais avec Jacques Leblanc, camarade de travail et ami de longue date, celui-ci me dit – J’aimerais faire quelque chose en solo, un défi que je n’ai jamais relevé. – Je lui ai demandé de lire Agonie, pour voir si ça lui parlait un peu. Il l’a lu rapidement et a été d’accord que nous tentions d’en faire une pièce. Nous avons donc passé un an à lire tous les deux le roman, nous rencontrant assez régulièrement pour voir si la transformation était possible. Nous nous sommes aperçus que oui, car il y a unité de temps – ça se passe en une nuit –, unité d’action, ce qui en fait presque une tragédie. J’en ai alors fait l’adaptation à partir des questions que nous nous étions posées. »
Un cadavre exquis
La pièce présentée au Périscope en ce début d’année est donc le fruit d’une lecture à quatre mains, avec comme but une transmutation du texte original qui tienne compte de toutes les ressources du langage scénique, entre la parole et l’expression physique. Pour le tandem formé par Marie-Ginette Guay et Jacques Leblanc, qui ont joué ensemble dans de nombreuses pièces, notamment Les muses orphelines, il s’est agi de conserver les tensions principales du récit en leur ajoutant celle de l’instant théâtral, où c’est une intimité beaucoup plus paradoxale qui prend le relais du contexte de lecture.
Compte tenu de la richesse étourdissante d’Agonie, la responsable de l’adaptation a dû se contraindre à retrancher certains éléments non nécessaires pour la scène, ce qui l’amena à prendre position par rapport à l’ouverture offerte par le texte, sans pourtant délaisser le flou artistique indissociable de son ambiance. En plus de charger les gestes du comédien et la scénographie de remplacer nombre de phrases, elle a limité les répétitions et laissé dans l’ombre certaines résonances historiques. « Ça faisait trop d’éléments. Il y a plusieurs pistes de lecture dans le roman, j’ai fait des choix. Jacques Brault ne m’a toutefois pas demandé lesquels. »
La nuit analytique
La trame narrative du livre est en apparence très simple. Un homme dans la quarantaine cultive le souvenir d’un de ses professeurs de littérature qui avait alors l’âge que lui-même a atteint. C’est à l’occasion d’une analyse de texte, le poème « Agonie » de Giuseppe Ungaretti, présenté en exergue et dont chacun des vers donne son titre à l’un des chapitres du roman, que l’élève avait perçu le drame intérieur de l’enseignant. De chapitre en chapitre, à mesure qu’avance l’analyse du poème, le souvenir, qui se déroule sur toute une nuit autour d’une bouteille de cognac bue en solitaire, se complexifie pour donner lieu à un véritable transfert. Un carnet subtilisé par l’élève permet de passer du contexte de la classe à la vie personnelle du professeur – véritable errance voire chemin de croix. C’est alors qu’un troublant parallèle est activé entre les deux âmes, dans un mystère où la désagrégation mentale de l’aîné se confond à une trouble naissance spirituelle du narrateur.
« Pendant cette nuit, notre héros se trouve à créer la vie du professeur, explique Marie-Ginette Guay. Pour moi c’est ce qui le sauve, mais c’est au public de voir si ça l’intéresse qu’il soit sauvé. Le spectateur reste libre de penser ce qu’il veut, de décider si le personnage s’aperçoit ou non de son acte de création. »
« Il nous vient parfois des idées sans qu’on y réfléchisse. On les essaie, puis elles marchent », poursuit-elle. C’est ainsi qu’est naturellement apparue l’idée de rendre présentes les notes du carnet par le biais d’un narrateur, auquel Paul-André Bourque a prêté sa voix sous forme d’enregistrement. Ce contrepoint au monologue de l’unique personnage, qui s’entend parfois lui-même en voix off, contribue à restituer une bonne partie de l’ambiguïté identitaire présente dans le texte. Même supportée par la chair et la voix de Jacques Leblanc, cette nuit réflexive devient un lieu où s’interpénètrent le réel et la fiction, où la parole révèle son pouvoir d’accouchement.
Par un savant jeu de poupées russes, le texte de Jacques Brault superpose les drames intérieurs : celui de l’auteur du poème, celui de l’auteur du carnet et celui du personnage, en plus d’esquisser d’une certaine manière l’intimité propre du romancier. Comme le dit la metteure en scène : « Notre héros refait le parcours du poème, donc il le réinvente, le réécrit. C’est comme si on obtenait la genèse de ce poème. L’enquête est à tous les niveaux. »
Au pays des chats gris
Plus la nuit avance et à mesure que la bouteille de cognac se vide, un charme étrange se dégage des questions que se pose l’ancien élève. Dans un mouvement qui englobe les spectateurs dissimulés dans la salle, c’est le conflit houleux de la conscience et de l’inconscience qui devient un théâtre souterrain.
« Les choses sont différentes la nuit, on les voit différemment lorsque les gens dorment autour. Un bruit, une réflexion semblent vus alors comme à travers une une loupe. J’imagine presque le personnage dans une grotte. C’est enveloppant. On dirait une action de renaissance, dans le ventre de la mère, une idée que j’ai abordée avec la scénographe. » Songeuse, toujours à l’écoute malgré l’achèvement de son adaptation, Marie-Ginette Guay ne cache cependant pas que des interprétations plus personnelles l’ont préoccupée : « Le professeur est une image de père. C’est pour moi un grand levier de compréhension de cette nuit-là. Ça touche à ce qu’est la construction d’un homme. Le père : est-ce qu’on l’aime ou pas, qu’est-ce qu’on veut de lui, qu’est-ce qu’on veut lui faire, en a-t-on honte ? Pour moi c’est plus important que le thème du pays. Cet homme-là se cherche en cherchant l’autre toute cette nuit, je trouve ça très touchant. C’est au mi-temps de la vie de quelqu’un, dans la quarantaine, où on se demande si on a raté sa vie. »
Même si elle a atténué l’importance de la thématique nationale utilisée par certains commentateurs pour comprendre Agonie, le contexte socio-historique à partir duquel l’auteur a écrit ne lui semble pas indifférent. Les premières paroles du professeur : « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de pays », qui se trouvent à la jonction du personnel et du collectif, donnent à l’exil ses dimensions les plus variées. « Je trouve que ça rejoint beaucoup la thématique des hommes de la génération de Brault, pour qui être ici c’est être exilé de soi-même, et qui pour être eux-mêmes doivent se sortir de leurs racines. Quand je lis Brault, quand je lis Fernand Dumont, je pense à mon père. Je trouve que ça nous dit beaucoup collectivement, ça met des mots sur des émotions, des sentiments qui nous ont construits. C’est peut-être tout ce réseau de lectures qui fait que j’ai été troublée lorsque j’ai lu Agonie pour la première fois. »
Sur le fil
Pour restituer ce réseau de réseaux sans aucune lourdeur scénique, Marie-Ginette Guay a dû se concentrer sur le rite initiatique que s’impose le personnage, en laissant les autres avenues de sens irriguer discrètement cette naissance agonique. « J’ai souhaité dans cette adaptation qu’on soit toujours au présent. Brault joue beaucoup avec les temps de verbes, ce qui m’a donné bien du fil à retordre. Mais c’était un travail passionnant à faire dans ses étapes solitaires. Ce que je veux, c’est un langage théâtral. Chaque fois que j’avais un problème d’adaptation, le travail pour moi consistait à trouver le procédé théâtral pour arriver à dire ça, sans effet technique. C’est un spectacle de parole. »
Dans une posture existentielle qui, selon la metteure en scène, rappelle beaucoup Beckett, cet homme sans nom devient le support d’une invitation à de nombreux questionnements. Partir ou rester, vivre ou mourir, Hamlet n’est pas si loin non plus dans ce soliloque en compagnie du spectre de l’enseignant, figure paternelle dont la destruction s’accompagne d’une grande tendresse. Et si Marie-Ginette Guay se trouve, comme tout « traducteur », à trahir l’original, faisant elle-même office de parricide en imposant certaines limites au texte, elle souhaite éviter les pièges hollywoodiens qui rendent autrement plus décevantes les adaptations filmiques de grands romans. « Il y a des choses qui pour moi restent énigmatiques, auxquelles je n’ai toujours pas de réponse »
« Il ne rangeait toujours pas ses papiers ; il se balançait sur une jambe puis sur l’autre. Je l’avais observé depuis le début. Il m’intriguait. Un sentiment de sympathie avait failli naître en moi. Il venait de tout gâcher. Pourquoi finir sur cette note lugubre, avec une impudeur qui trahissait sa réserve, qui sentait le mensonge gratuit ? »
Jacques Brault, Agonie (adaptation de Marie-Ginette Guay)
« Il est mort. Il devinait qu’il allait mourir. C’est pour cela qu’il est venu au Népal. Il espérait s’en aller au fond du lac, se dissoudre en clarté. Transparaître. À défaut de mourir, on dort. Il dort. Le réveil n’aura pas lieu. L’illusion de sortir du sommeil. Ce carnet me porte au délire. »
Jacques Brault, Agonie (adaptation de Marie-Ginette Guay)
« Quelle bouchée pourrie de sa vie est-il en train de ruminer sur son banc ? Par quel fantasme de taupe s’est-il obligé à l’enfouissement ? Pourquoi ne s’est-il pas suicidé, tout bêtement ? »
Jacques Brault, Agonie (adaptation de Marie-Ginette Guay)
*La comédienne Marie-Ginette Guay est très impliquée dans son milieu : elle a, entre autres, présidé le conseil d’administration du théâtre Périscope de 1996 à 2000. Son parcours théâtral est aussi riche que varié ; elle a joué près de quatre-vingts rôles à la radio, à la télévision et au théâtre. En 1997, elle remportait le Prix de la critique du Spectacle de l’année pour Concert à la carte. Plus récemment, elle faisait partie de la distribution de plusieurs pièces dont Les femmes de bonne humeur, La déposition, Les femmes savantes, Soudain l’été dernier, Les grands départs et Boudin, révolte et camembert.
À jour décembre 2001
Voir aussi Marie-Ginette Guay