« JE DEVRAIS retourner au parc, lui rendre son carnet, m’excuser, m’expliquer. Quel idiot je ferais ! Il perdrait contenance. Mais non, il n’est plus ce qu’il laissait paraître. Tout à l’heure, c’était évident. Et puis, le carnet en témoigne. Il n’a pas changé ; il est enfin devenu ce qu’il était. Il comprendra. Il me dira peut-être ce que sous-entend le carnet. Il me dépouillera. Il me rhabillera. Je vivrai. Il est mort. Il devinait qu’il allait mourir. C’est pour cela qu’il est venu au Népal. Il espérait s’en aller au fond d’un lac, se dissoudre en clarté. Transparaître. À défaut de mourir, on dort. Il dort. Le réveil n’aura pas lieu. L’illusion de sortir du sommeil. Ce carnet me porte au délire. C’est fou ce qu’on racontait de lui. Les étudiants, les secrétaires, les professeurs, les employés, les administrateurs, tous avec un air entendu, un demi-sourire en coin ; sa mère l’aimait follement, il s’ingéniait à ne pas la désabuser. Ils habitaient un modeste appartement au nord-est de la ville. Il avait dépassé la quarantaine, et ne sachant trop comment et à quoi l’employer, des impératifs d’ordre syndical empêchant son renvoi, bref, pour des raisons obscures et pas très nobles, on l’avait casé dans l’enseignement de la philosophie scolastique. Il aurait été proche de la prêtrise, vingt années auparavant, mais une intervention de l’évêque, à moins que ce ne fut du supérieur du séminaire, avait tout bloqué ; d’autres affirmaient que sa mère ne voulait pas vivre dans un presbytère et quelques-uns allaient jusqu’à laisser entendre que c’était de son plein gré à lui, dans un accès de panique ou, ici l’ironie perçait sous les propos rapportés, en un éclair de lucidité, qu’il s’était arrêté au diaconat ou à quelque ordre précédant la prêtrise, je ne me souviens plus trop, enfin de rares personnes supposaient qu’il avait au contraire franchi toutes les barrières et qu’une fois ordonné, il avait dû convenir que sa mère ne pouvait se débrouiller par elle-même et qu’il avait prestement défroqué.
« Tout ça, ce sont des histoires inventées par malveillance. Bien sûr, les mensonges ne sont jamais complètement faux. Depuis les vingt dernières années, il avait dû se passer pas mal de choses. Après des études à Colombia, il avait végété dans divers collèges, enseignant le grec et le latin à des classes de garçons bruyants et cruels. Par on ne savait plus quel concours de circonstances, il avait échoué à l’université en qualité d’assistant-professeur de philosophie. En somme, il avait fait carrière ; on se le répétait en ricanant. Les anecdotes pullulaient, on se communiquait avec une pointe de malice dans l’œil les menus incidents publics de sa vie privée. Par exemple, la visite malencontreuse d’une étudiante à son domicile. Cette fille voulait à tout prix une révision de sa copie d’examen. Elle arrive un lundi matin au logement. Un femme d’âge et d’apparence indéfinissables lui répond, hésite au bord de l’énervement et, sans refermer la porte du vestibule, laisse l’étudiante en plan, se précipite dans le couloir. L’étudiante s’étire le cou, tend l’oreille. Elle ne distingue rien hormis deux ombres dans la pénombre ; elle entend un chuchotis. Il s’amène enfin, les mains rouges et mouillées, une pince à linge oubliée au coin de la bouche, au comble de la confusion. Il bredouille que c’est jour de lessive, vous comprenez, de toute façon il ira à son bureau demain aux aurores, qu’elle ne s’inquiète pas, il reliera sa copie avec soin, elle devrait sans doute mériter une meilleure note. La mère appelle du fond de la cuisine. Il s’excuse de plus belle, bouscule presque l’étudiante et ferme la porte en laissant tomber la pince à linge sur le balcon. On en fit des gorges chaudes. »
*Agonie, « Boréal compact », Boréal, Montréal, 1999, p. 23-25.
Jacques Brault a publié entre autres :
Poésie : La poésie ce matin, Parti Pris, Montréal, 1973 ; Poèmes des quatre côtés, Le Noroît, Montréal, 1975 ; Les hommes de paille, Grainier, Montréal, 1978 ; Vingt-quatre murmures en novembre, Le Noroît, Montréal, 1980 ; Trois fois passera précédé de Jour et nuit, Le Noroît, Montréal, 1981 ; Moments fragiles, Le Noroît, Montréal, 1984 et Le Noroît, Montréal/Le Dé bleu, Chaillé-sous-les-Ormeaux, 1994 ; Poèmes I (regroupe Mémoire, La poésie ce matin, L’en dessous l’admirable, Moments fragiles, Il n’y a plus de chemin), Le Noroît, Montréal/La table rase, Cesson, 1986 ; Il n’y a plus de chemin, Le Noroît, Montréal/La table rase, Cesson, 1990 et Le Noroît, Montréal, 1993 ; Au petit matin, avec Robert Melançon, L’Hexagone, Montréal, 1993 ; Poèmes choisis de Jacques Brault, cassette audio, textes lus par l’auteur, Le Noroît, Montréal, 1994 ; Poèmes choisis (1965-1990), Le Noroît, Montréal, 1996 ; Au bras des ombres, Le Noroît, Montréal/Arfuyen, Orbey, 1997 ; Transfiguration avec E.D. Blodgett, Le Noroît, Montréal/Buschek Books, Toronto, 1998.
Prose : Trois partitions, théâtre, Leméac, Montréal, 1972 ; Agonie, roman, Le Sentier, Montréal, 1984 et Boréal, Montréal, 1985 et 1993 ; La poussière du chemin, Boréal, Montréal, 1989 ; Ô saisons, Ô châteaux, chroniques, Boréal, Montréal, 1991 ; Au fond du jardin, Accompagnements, Le Noroît, Montréal, 1996.
Essai : Chemin faisant, La Presse, Montréal, 1975 et Boréal, Montréal, 1994 ; Alain Grandbois, Seghers, Paris, 1968 ; St-Denys Garneau, œuvres, avec Benoît Lacroix, Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1970 ; Que la vie est quotidienne, anthologie d’œuvres de Jules Laforgue, La Différence, Paris, 1993.