Au fil de son œuvre Geneviève Amyot s’est construit une solide réputation au sein de la littérature québécoise. Je l’ai rencontrée et j’ai reçu d’elle les plus belles leçons qui soient : celle de la simplicité et celle de la passion d’écrire.
C’est devant un bagel réchauffé et dans une ambiance musicale qui ne se prêtait pas tellement aux confidences que nous nous sommes retrouvées. L’écrivaine craint les entrevues, soucieuse qu’elle est de « prendre le temps de dire ce qu’il y a à dire, sans excès » et de ne pas trop se livrer. J’avais l’intention de dévoiler la personne derrière l’écrivaine. Mais l’interviewée butera sur des questions, évitera soigneusement certains sujets, redoutant d’exposer publiquement des parcelles de son intimité qui sont pour elle des éléments créateurs de ses livres. Car, confie-t-elle, « je me sers abondamment de ma vie pour écrire mes livres ».
Ce soir-là, elle tenait à parler uniquement de ses livres, avec sérieux et méticulosité. Pourtant, je serais déçue de ne pas vous révéler comment cette femme maîtrise l’art de vous jouer sa pièce de théâtre avec ses yeux moqueurs qui vous font des accroires, avec ses éclats de rire si particuliers et si doux qui vous envoient constamment sur de fausses pistes. Geneviève Amyot a conservé un côté petite fille joueuse pour mieux exécuter ses pirouettes au détour de la douleur, afin d’échapper aux affres du destin – qui ne l’a pas toujours gâtée.
Décrire les bonheurs
Chacun de ses livres a été motivé par « le besoin d’exprimer des émotions très fortes ». En cela écrire est un exorcisme quand il s’agit de conjurer l’angoisse, le mal-être ou les images de l’inconscient comme dans Corps d’atelier. L’auteure emploie le terme « soupape ». Écrire peut être, également, le besoin de dire le bonheur. Alors elle me parle spontanément de Petites fins du monde, inspiré par les sentiments profonds vécus au fil de ses deux maternités, par cette vie à la maison choisie pour élever ses enfants. « L’expérience de la maternité me ramenait à quelque chose d’essentiel. Et je me suis dit : – Comment ça se fait que dans la littérature, lieu d’expression de l’âme humaine, on parle si peu de cette relation intense avec l’enfant ? – On y parle bien de la relation amoureuse qu’une femme peut vivre avec un homme. Mais d’une relation totale avec son enfant ? Il fallait donc que quelqu’un le fasse. J’ai écrit quelques textes, en des moments très forts, à la veille d’un accouchement, au moment d’un sevrage, du départ de mon premier enfant pour l’école, du simple changement d’âge de ma fille. Mais je me sentais très vulnérable. Il y avait d’abord la pudeur. Ces émotions sont si intimes. Et puis la peur face à ce jugement que la société moderne porte sur les femmes qui choisissent de centrer des années de leur vie sur leurs enfants. Des changeuses de couches, des récureuses de casseroles, des mères poules, des arriérées. La maternité est comme entourée d’un halo d’insignifiance Je n’avais aucun doute sur l’importance de ce que je vivais. Ni sur la qualité du bonheur que cela me procurait. Ni sur le fait que de parler de cela, c’était parler de choses absolument fondamentales. Mais l’insécurité demeurait. Alors j’ai encadré ces textes traitant de la maternité de deux textes différents, plus anciens, déjà acceptés Enfin C’est quand même un début, et j’espère arriver à continuer. »
Les déchirures
Geneviève Amyot écoute la voix des profondeurs, lieu des conflits, des ambivalences et des deuils. Au risque de la souffrance. Mais que ce soit au nom du bonheur ou de la déchirure, son talent consiste à « s’installer dans un grand état de réceptivité » et à « prendre tout ce qui vient ». Pour son livre Corps d’atelier, treize tableaux de Michel Pelchat, représentant des corps incomplets, ont été les éléments déclencheurs d’une suite d’images laborieuses. Au début, rien ne laissait présager ce que l’auteure nomme « une descente aux enfers, très douloureuse ».
Le peintre lui avait demandé un petit texte où elle exprimerait d’une façon globale ce qu’elle ressentait devant ses dessins. « Après, continue-t-elle, j’ai eu le goût de poursuivre ; j’ai choisi treize tableaux, et je me suis livrée à ces images-là, une à une. Je les laissais agir sur moi, sans me défendre, malgré la menace que cela représentait. Je choisissais cette aventure de fouiller et d’aller jusqu’où elles me mèneraient. Tout est parti d’un tableau qui représentait une femme dont le corps s’arrêtait à mi-cuisses. J’ai réalisé qu’il me rappelait ma mère, amputée des jambes, exactement à la même place Puis cette femme-image est devenue plus que ma mère. Je la prenais au – pied de la lettre – : une femme sans bouche pour embrasser, sans mains pour caresser ses enfants, sans yeux pour les regarder, sans jambes, sans pieds pour aller vers eux. Je la voyais comme une sorte de femme mythique, terre-mère féconde (elle avait un gros ventre et des gros seins), charnellement et aveuglément féconde, mais indifférente à ses fruits. Avec cette image et les autres, j’ai fait un livre sur la carence émotive Ce livre m’a beaucoup apporté. Cela a fait tellement mal, j’aimerais que ça ne soit pas pour rien. C’est un livre très noir. Cependant, à la fin, il y a une éclaircie. Je termine avec un dessin d’enfant qui représente une femme enceinte avec de grands bras, de grandes jambes, un nombre fort généreux de doigts et d’orteils, avec une grande bouche et des yeux énormes. »
Des rêves et des rituels
Pour Geneviève Amyot, écrire n’est pas un geste rationnel, prémédité. Elle reconnaît tout de même qu’il lui arrive de penser longuement un texte, mais plus souvent « cela est donné ». Reste toutefois énormément de travail à faire. Mais l’important est cet état de réceptivité qui lui permet « de recueillir le matériel », tantôt dans les rêves, tantôt dans une annonce, une phrase, une situation, heureuses circonstances qui lui fournissent la suite des mots, remplissent les blancs ou donnent l’envoi à tout un chapitre. Dans le Journal de l’année passée, le rêve que l’auteure dit avoir fait sur sa propre mort arrivait à point. Il arrivait à un moment où l’inspiration manquait pour finir le livre sur cette scène d’enterrement qu’elle avait prévue, mais qu’elle ne savait comment écrire. Il y a aussi cette annonce diffusée sur les ondes d’une station de radio ; quinze ans après elle s’en souvient : « À vendre, robe de mariée, neuf-dix ans, avec un voile grandeur long ». Comme par hasard, le personnage principal de son livre était en panne sèche au beau milieu du récit : l’écrivaine récupère l’annonce et développe des scènes de rituel…
Mon invitée réussit presque à me persuader qu’écrire est facile, que le livre s’écrit de lui-même. N’explique-t-elle pas, pourtant, que le rêve n’est pas suffisant et qu’à partir de ce matériel de base, elle « reprend, reprend, taponne comme une maniaque » ?
Le rituel tient également une place importante dans l’œuvre de Geneviève Amyot. Elle en parle avec beaucoup d’intérêt : meurtre du père, écrit en partie selon les prescriptions du Lévitiqueconcernant l’offrande de sacrifices ; scènes d’initiation sexuelle où l’amant porte la bure et le voile, voile que la mère trouve chaque matin déchiré sur le plancher et que chaque fois elle recompose patiemment ; rites de célébration, d’accompagnement de la vie qui se fait dans le ventre de la femme enceinte ; cérémonies de guérison, cérémonies funéraires diverses… « Pourquoi tous ces rites ?… Ça se présente comme ça. La vraie vie manque de rituels. Les gadgets les ont remplacés. C’est peut-être pour ça que j’en invente dans mes livres. »
Rester hors des définitions
La position de Geneviève Amyot face au métier d’écrire est apparemment fort simple : il n’y a pas de recette pour écrire un livre. « Chaque fois c’est à recommencer. J’ai l’impression de n’avoir rien acquis. » L’écriture traduit-elle, alors, toute la dimension créatrice, existentielle et émotionnelle de l’être ? « Peut-être que chacun de mes livres correspond à une étape de vie à franchir. Par exemple, ‘Caroline joue avec René’, un texte de Petites fins du monde, a été écrit parce que j’avais effectivement à assumer le départ d’un enfant vers l’école. Je pense que la rédaction de ce texte m’a beaucoup aidée à le faire. »
L’écrivaine ne sait toujours pas pourquoi elle « porte ses livres au public ». Elle dit se sentir « indécente » et « vulnérable » à chaque fois. « Lors de la parution de mon tout premier livre, c’était effrayant, j’avais peur, j’aurais voulu être riche pour racheter tous les exemplaires. Je me sentais comme une plotte que n’importe qui peut ouvrir, dont n’importe qui peut faire n’importe quoi n’importe quand… » Le public et la critique ? « Il m’est arrivé d’attendre les critiques dans les médias comme une petite fille attend ses notes à l’école et je me disais : ‘Qu’est-ce que je fais là ?’ En général j’ai peu de feedback de mes livres et ce que j’aimerais, c’est un jour mener une entrevue avec un lecteur ou une lectrice de mes livres pour approfondir l’impact de la publication. »
Geneviève Amyot finit par me dire qu’avec l’âge elle « sent un besoin plus pressant d’implication sociale ». Petites fins du monde a été écrit d’abord pour exprimer ce qu’elle ressentait, mais, au-delà, il y avait le besoin de dire : « C’est important ce qui se passe entre une mère et son enfant, arrêtez de banaliser cela ! » … Et elle ajoute à propos de la création : « C’est un acte de conscience. Le poète n’est pas un être dans la brume ; on s’en fait cette image parce qu’elle est bien commode, elle permet de se mettre à l’abri de ce qu’il a à dire de dérangeant. » Je lui parle de la précarité financière de l’écrivain en général. « Oui ! Je suis pauvre. Je choisis de faire des choses qui ne paient pas : j’élève mes enfants, j’écris des livres, je fais de l’animation… Dans ma situation actuelle, ce qui me gêne le plus, c’est de ne pas avoir de reconnaissance sociale. Je n’ai pas de chèque de paye, donc pas de statut, pas d’identité. »
Et puis dans un geste cocasse et déterminé, elle écrit dans mon carnet de notes : « sur les listes électorales, au fédéral, je marque ‘ménagère’ ». Et voilà Geneviève Amyot, la moqueuse, qui se met à rire de bon cœur : « Quand je marque ça, je me trouve drôle ! »
Geneviève Amyot a publié :
La mort était extravagante [épuisé], Noroît, 1975 ; L’absent aigu, VLB, 1976 ; Journal de l’année passée, VLB, 1978 ; Dans la pitié des chairs, Noroît, 1982 ; Petites fins du monde, VLB, 1988 ; Corps d’atelier, Noroît, 1990 ; Je t’écrirai encore demain, Noroît, 1994, Oval, 1995 et cassette audio, Noroît, 1995.