Le lecteur pénètre dans l’univers romanesque d’Hélène Rioux comme le dormeur sombre dans le monde des rêves. Dès lors, la réalité cède le pas aux méandres de l’imaginaire : les visages, les lieux, les noms des personnages semblent à la fois étranges et familiers.
Parfois, ces éléments se combinent pour créer des fantasmes inavouables. Parfois, c’est le cauchemar avec la figure du tuteur qui guette, tapi. Désirées ou désirantes, les créatures fictives de l’écrivaine ne font que passer et nous attendre au roman suivant.
Nuit blanche : Hélène Rioux, vous écrivez depuis plus de vingt ans. Adolescente, vous avez commencé par écrire de la poésie. La publication de votre premier texte de poésie, Suite pour un visage, remonte à 1970 et votre deuxième, Finitudes, à 1972. Ces textes ont-ils posé les jalons de l’œuvre à venir ?
Hélène Rioux : Je me suis toujours dit que j’avais finalement écrit un seul livre et que c’était Finitudes. Ce texte très dense et très court contenait tout. Tout y était à l’état embryonnaire : les idées, les thèmes. Depuis ce temps-là, je reprends et j’explique ce texte initial. Bien sûr, ce n’est pas conscient Mais à chaque fois que j’écris, je trouve des rapports. Quand j’ai eu fini d’écrire Les miroirs d’Éléonore, la première phrase de Finitudes que je n’avais pas lu depuis des années m’est revenue : « Comment me décrire, comment me définir, comment me donner des limites, moi qui suis par définition illimitée ? Comment me nommer sans me contredire, moi qui suis une ambiguïté sans cesse renouvelée ? » Dans Finitudes, il y a 33 textes, autant de moments qui sont des tentatives d’autoportrait. Ma première œuvre poétique, Suite pour un visage, témoignait des différents âges d’un visage. C’est un peu le même principe dans Finitudes : tracer un éventail de portraits à partir de fragments d’un visage ou d’un personnage. Dans Les miroirs d’Éléonore, c’est comme si je m’étais demandé : comment décrire Éléonore, comment définir Éléonore qui est une ambiguïté sans cesse renouvelée ?
Finitudes était déjà à mi-chemin entre la poésie et la prose. Par la suite, vous avez écrit des récits à la première personne qui étaient relativement autobiographiques : Yes monsieur, Un sens à ma vie, J’elle. Et on vous sentait encore très près de la narratrice de votre premier roman, Une histoire gitane.
H. R. : Avant 35, 40 ans, c’est toujours difficile d’écrire de la fiction. On n’a pas assez vécu, on ne se connaît pas encore suffisamment. Et puis la jeunesse est très narcissique. En vieillissant, on commence à regarder autour de soi et à comprendre plus de choses. Mes premiers récits autobiographiques, Yes monsieur et Un sens à ma vie, tentaient de décrire un personnage dans ses contradictions. Dans J’elle, la narration commençait déjà à se dédoubler entre le je et le elle. Le je qui était moi écrivant, la regardant elle, qui était moi dans le passé, mais une autre en même temps. Cette œuvre a fermé le cycle autobiographique. Il s’agissait, dans Une histoire gitane, d’une première ébauche des Miroirs d’Éléonore. Mon projet était de prendre un personnage d’écrivaine qui vivait une rupture, qui s’en allait en Espagne pour écrire un livre, et qui là, rencontrait Anne, le personnage qui vivait cette histoire gitane. Il y avait donc l’écrivaine qui rédigeait à partir de sa propre vie, du regard qu’elle portait sur Anne, et tout ce que cela devenait dans son livre. Les trois filles s’appelaient Anne : la narratrice, l’autre et son personnage. J’ai travaillé plusieurs années là-dessus jusqu’à ce que je réalise que c’était un échec, que je n’avais pas le métier qu’il fallait pour écrire ce texte. Alors j’ai décidé de laisser tomber les artifices : j’ai enlevé le personnage de l’écrivaine et le livre dans le livre, et j’ai gardé l’anecdote. Mais je ressentais une frustration face à ce désir de multiplicité des points de vue, de cette image des miroirs, du personnage regardant un autre personnage.
Après la poésie et le récit, vous avez privilégié la nouvelle. Ce genre se prête peut-être mieux à la distanciation, car certaines de vos nouvelles adoptent un point de vue masculin ?
H. R. : Oui, je crois que j’aurais eu de la difficulté à le faire dans un roman sans l’avoir d’abord essayé dans les nouvelles. J’ai commencé par écrire les nouvelles de L’homme de Hong Kong dans lesquelles le personnage d’Éléonore prend vie. Après, j’ai eu l’impression que j’étais prête à reprendre Éléonore dans différents portraits, en suivant mon projet d’écriture initial à partir de Finitudes. Désormais la protagoniste des Miroirs d’Éléonore, ce n’est plus moi, c’est une projection. Un personnage que j’invente à mesure et qui devient un peu mon double, mon alter ego.
Trouver la forme parfaite
À vous entendre, on aurait tendance à croire que la structure de l’œuvre importe plus à vos yeux que l’histoire, l’intrigue.
H. R. : C’est vraiment la forme qui me fascine dans l’écriture. J’ai construit Les miroirs d’Éléonore à partir de trois éléments de puzzle créés à différents moments de ma vie. J’avais déjà les personnages : Éléonore et l’homme de Hong Kong qui provenaient des nouvelles L’homme de Hong Kong, et deux ans plus tard j’ai trouvé le lieu en écrivant « Melinda Hotel », une nouvelle parue chez XYZ. Je possédais donc un début de scénario : une femme entrait dans le bar de cet hôtel, s’asseyait, et tout d’un coup un homme venait lui parler. Alors je me suis dit : « Mais c’est Éléonore ! » Elle n’avait pas de nom, mais c’était elle.
En ce qui a trait à l’intrigue, j’ai toujours eu l’impression que le message était le même depuis des millénaires. Tout a déjà été dit : l’amour, la guerre, la paix. Moi, je travaille à créer des structures compliquées par lesquelles je passe mon message. Et ce n’est pas tant la difficulté de l’amour que je veux exprimer. Je dis plutôt que la vérité n’existe pas, que toutes les vérités sont possibles.
Vous travaillez soigneusement le style de vos œuvres. Cette réécriture demande parfois près de quatre ans d’efforts. On perçoit ce souci esthétique dans tous vos textes mais particulièrement dans Les miroirs d’Éléonore.
H. R. : Dans ce roman, j’avais un parti pris pour la beauté, la sensualité. C’est un livre qui traite beaucoup des sens : du goût, des odeurs, des couleurs, de la beauté des personnages, des fleurs, de la mer. J’ai eu du plaisir à l’écrire car même les épisodes lugubres du texte n’étaient pas départis de beauté, de musique. J’ai écrit les différentes parties de front : travaillant un jour sur l’une, un jour sur l’autre. Lorsque en écrivant une phrase je me rendais compte qu’elle convenait aussi à un autre fragment, je la mettais dans les deux : comme une même pièce de puzzle qui s’imbrique dans deux images. Mais je ne laissais jamais exactement deux phrases semblables. Ici je compare les vagues à « un fauve qui se roule dans le satin » et là, à « un corps qui se roule dans le satin ». Un mot ou le temps du verbe change. Je me suis accordé ce plaisir de reprendre la même phrase, procédé inhabituel dans un livre. Ces phrases et ces images qui reviennent donnent au livre un rythme proche du rythme des vagues.
Le thème du miroir est une composante importante de votre œuvre. Tous vos personnages sont esclaves des images qu’ils construisent ou projettent. Ils jouent le jeu, comme Anne, l’héroïne d’Une histoire gitane, qui confesse : « Les mythologies sont plus fortes que moi. Je ne résiste jamais, j’aime trop les images. » L’idée d’appeler les différentes parties de votre texte des « miroirs » et de les nommer d’après la mythologie gréco-romaine semble déjà sous-jacente.
H. R. : Ma première idée c’était les « miroirs ». Je voulais parler d’un personnage à partir de différentes perspectives. Pas comme ces œuvres où un même personnage est perçu par le regard de son frère, de son amant, de son mari, etc. Moi, je voulais que le personnage s’incarne lui-même, dans son propre regard. J’ai appelé ce procédé « des miroirs ». Mais je me demandais quelle sorte de miroir La mythologie m’est apparue comme solution. Je ne propose pas une version moderne des mythes. Le mythe ne me servait que de source d’inspiration. Je ne suis pas allée en profondeur, j’ai pris l’image la plus connue : Narcisse, c’est celui qui se regarde ; Pénélope, c’est celle qui défait sa toile. J’ai commencé par trouver tous les mythes et après j’ai écrit chaque histoire.
Un roman post-Harlequin
Vos héroïnes dans Les miroirs d’Éléonore, L’homme de Hong Kong et Une histoire gitane se ressemblent dans la mesure où ce sont des femmes qui ont été nourries, gavées de fiction. On pourrait dire qu’elles souffrent de bovarysme. Leur vie sentimentale est un échec car elles sont constamment déçues par les hommes. Ceux-ci ne font pas le poids : ce ne sont pas des personnages de romans.
H. R. : Des fois je dis que Les miroirs d’Éléonore, c’est un livre qui est à la limite du « Harlequin ». J’ai décidé d’aller jusque-là et j’ai pris tout l’imaginaire romanesque féminin, même le mythe du harem. La plupart des femmes, même les femmes libérées qui mènent des vies professionnelles, lisent des « Harlequin », regardent Les dames de cœur, Les filles de Caleb. Ces fictions nourrissent leur imaginaire. C’est même devenu un atavisme parce que ça fait des siècles qu’on impose cet imaginaire aux femmes. Aussi cette mythologie est-elle restée dans leurs pensées les plus inavouables. Il ne peut en être autrement.
Mais je ne rapproche pas mon personnage d’Emma Bovary, parce qu’Emma Bovary lit des romans Harlequin tandis qu’Éléonore est l’héroïne des romans Harlequin. Emma Bovary existe : je suis sûre qu’elle vit encore à des milliers d’exemplaires. Elle est très réelle tandis qu’Éléonore est un être imaginaire. Si je devais faire une comparaison, je rapprocherais Éléonore de la figure du Survenant. Je la vois comme une survenante, un être sans passé. Ce personnage surgit dans la vie des gens mais on ne sait jamais rien d’elle avec certitude. Elle est d’ailleurs, et tout ce qu’on sait, c’est qu’elle ne restera pas. Mais ce n’est pas une femme romanesque. Les hommes la voudraient ainsi afin de pouvoir répondre à ses attentes. Or elle ne cherche pas vraiment un homme ; seule la rencontre éphémère l’intéresse. Ainsi, quand elle est avec un homme, elle pense à un autre homme, elle parle d’un autre, toujours.
On remarque deux conceptions très distinctes de l’amour dans vos œuvres : l’amour romanesque et l’amour hédoniste, presque libertin. Aimer, c’est d’abord perdre son identité, son essence, sa liberté, se fondre dans l’être aimé. Mais aimer, c’est aussi rester détaché, absolument de glace malgré des corps-à-corps passionnés.
H. R. : Anne, dans Une histoire gitane, était un personnage très romanesque qui cherchait uniquement l’amour. Parfois, l’amour la comblait, parfois l’amour la faisait souffrir, mais elle était toujours en larmes. Éléonore, elle, ne pleure jamais. Cette héroïne se trouve au-delà des larmes, elle dépasse alors complètement le personnage d’Anne ou même mon propre personnage dans les trois récits autobiographiques. Éléonore n’est ni heureuse ni malheureuse, elle se situe à l’extérieur du bonheur et du malheur. Cette femme cherche la liberté. Maintenant, quand je traite de personnages passionnés, je les dépeins plus jeunes : comme Doistoïevskaïa qui a 18 ans dans la nouvelle du même nom, comme la jeune femme dans le « Troisième miroir : Perséphone », qui sort du cégep. Plus un personnage vieillit, plus il prend ses distances.
Parlons justement de la femme dans « Perséphone », cette jeune héroïne passionnée qui revient de l’enfer et essaie de recomposer son image, de réapprendre à vivre. D’accord, elle est extrêmement jeune et naïve, mais il reste très difficile de croire à toutes les bassesses auxquelles elle s’est prêtée…
H. R. : Pourtant, toutes les femmes que je connais se sont reconnues dans ce texte-là ! « Perséphone » met en scène un des personnages les plus crédibles, parce que la vocation de missionnaire fait partie du rôle séculaire de la femme. En voulant sauver un homme déchu, les femmes se laissent prendre au piège. Au début elles se croient fortes. Mais elles perdent graduellement leurs défenses, jusqu’au jour où elles ne sont plus capables de se sortir de l’engrenage. Combien a-t-on vu de femmes mariées avec des alcooliques, avec des espèces de brutes qui les traitent comme la dernière des dernières ? Cela demeure incompréhensible quand on l’observe de l’extérieur. Dans « Perséphone », Éléonore est beaucoup plus vraie que nulle part ailleurs dans le roman. C’est la blessure qui est à l’origine de son refus, et qui explique sa désincarnation dans les autres « miroirs ».
Du voyageur au maniaque
« Tout se passe dans la tête du voyeur », dites-vous dans le « Cinquième miroir : Éros ». Mais le rôle du voyeur est dévolu au lecteur. Nous, lecteurs, lectrices, sommes conviés à participer au récit de fantasmes qui sont bien souvent des fantasmes masculins. Cette situation peut entraîner un certain malaise.
H. R. : Je n’ai jamais fait de psychologie, mais pour moi, cette distinction entre fantasme masculin et fantasme féminin ne tient pas. Il est bien évident qu’une femme ne dira pas ouvertement : « Moi j’aimerais ça vivre dans un harem. » Mais on n’a qu’à regarder les films de série B qui ont du succès : ce sont les thèmes du harem, du sultan, du corsaire. Le corsaire est toujours très beau : il est dur, cruel et il boite en plus. Voilà des fantasmes féminins ! Mais il existe des fantasmes universels, à la fois masculins et féminins. Il suffit de jeter un coup d’œil aux petites annonces dans les journaux, genre : « Homme très beau, soumis, cherche femme pour le brutaliser. » Ça n’a pas l’air d’un fantasme masculin et pourtant, c’est clairement indiqué. Le harem me semblait une image très évocatrice, très riche car elle est traitée depuis des siècles. D’ailleurs, je ne prends pas position pour dire : « Voilà comment on doit rêver ou tel rêve n’est pas joli ». Je ne fais pas la morale.
La figure de l’amant cruel se rapproche de celle du sadique, l’homme de Hong Kong, qui intervient à la fin du roman du même titre et aussi dans Les miroirs d’Éléonore. On peut d’ailleurs établir un parallèle entre la gratuité du geste meurtrier et la liberté de l’acte sexuel. La mort prend des allures d’amante, d’amant plutôt. Et votre héroïne désire cet homme à la veste de cuir et aux cheveux bouclés qui est l’assassin. On sent que la pulsion de mort est très présente chez elle.
H. R. : Pour l’homme de Hong Kong, je me suis inspirée d’un fait divers. L’assassin venait de Hong Kong, il habitait San Francisco où il faisait des vidéos de torture. Il s’est fait arrêter à Calgary, à la fin des années 80. Quand j’ai entendu cette histoire, les cheveux me sont dressés sur la tête. J’étais anéantie de voir que l’humanité n’avait pas évolué, qu’on en était encore aux jeux de Rome. Je n’ai pas transposé l’histoire, je l’ai prise telle quelle et j’ai écrit la nouvelle « L’homme de Hong Kong » en une nuit. Le personnage de l’homme en noir représente l’instinct de mort : Thanatos. Cet homme est beau parce que la mort a un côté attirant, séducteur, qu’on le veuille ou non. J’aurais pu le décrire comme un dégueulasse, un affreux, mais cela n’aurait pas correspondu à la réalité. Ce personnage est aussi omniprésent, comme la mort. Il traverse chaque « miroir », et Éléonore le regarde passer. Pour moi, cette femme incarne l’instinct de vie parce qu’elle est toujours dans un état de désir. Mais d’un autre côté, c’est vrai qu’Éléonore est tendue vers la mort : à la fin du livre, elle sort même si elle sait que le meurtrier est caché à l’attendre.
Parlons maintenant de l’autre personnage masculin qui retient l’attention au sein de votre œuvre : le sourd-muet dans « Perséphone ». Ce qui est remarquable chez lui, ce n’est pas tant son humanité que son rôle privilégié de confident.
H. R. : Il y a une raison pour laquelle il est sourd-muet. Éléonore est un personnage qui ne se livre pas. Ainsi, même quand elle parle, rien de ce qu’elle affirme n’est sûr. Dans « Perséphone », il fallait donc qu’elle se confie à quelqu’un qui ne pouvait pas l’entendre, qui ne pouvait pas savoir ce qu’elle disait vraiment. Car Éléonore est un personnage qui refuse de montrer ses faiblesses, de s’expliquer, de justifier son passé. Elle le fait avec un sourd-muet mais il ne peut pas la prendre en flagrant délit de contradiction, ni comprendre les atrocités qu’elle raconte. L’homme ne fait que deviner. Le récit a l’air horrible, mais rien n’est certain. Je voulais que ce livre soit en quelque sorte un livre sur l’incertitude…
Dans Une histoire gitane, votre narratrice ne lit que des histoires auxquelles elle peut s’identifier. Comment peut-on s’identifier à votre personnage qui est sans passé, sans famille, sans racines, sans quotidien et pour le moins évanescent ?
H. R. : On peut s’identifier à elle dans ses rêves. J’ai d’ailleurs reçu des lettres de femmes me disant : « Oui, je me suis reconnue dans Éléonore, je voudrais être comme elle, juste une fois dans ma vie, sans passé, sans montre, sans rien, seulement désirer ou être désirée. » Éléonore, j’ai essayé de la décrire de l’intérieur. C’est un personnage détaché de toute réalité, qui vit dans l’imaginaire. Dans les six « miroirs », le personnage se réincarne : Éléonore n’est jamais la même, mais en même temps elle l’est. C’est le même personnage dans son essence, mais pas dans son enveloppe. Peu importe ce qu’elle fait, peu importe où elle est, peu importe son âge, peu importe la couleur de ses cheveux, c’est toujours le même personnage. Ce personnage peut s’incarner à l’infini, il peut s’incarner dans la mort. Je peux le faire mourir et le reprendre dans le texte suivant. Après Les miroirs d’Éléonore, quand j’ai commencé à écrire un autre roman, je ne pensais pas que je parlerais encore d’Éléonore. Mais c’est le seul nom qui m’est venu, je n’étais pas capable de lui en donner un autre. Je me suis dit que c’était encore elle qui n’avait pas fini de s’exprimer. Peut-être que cette œuvre va boucler la boucle et qu’un autre personnage va surgir. Quand cela sera un autre personnage, je lui donnerai un autre nom.
Le voyage occupe une place primordiale dans votre œuvre. Vos textes autobiographiques, Yes monsieur, Un sens à ma vie, J’elle et Une histoire gitane, témoignent de votre jeunesse bohème.
H. R. : En effet, dans mes récits autobiographiques on trouve les traces des nombreux voyages que je faisais à l’époque. Dans Les miroirs d’Éléonore, ma protagoniste fait un travail de survenante. Comme dessinatrice ou barmaid, elle peut travailler n’importe où, elle n’a pas d’attaches. Elle reste libre. L’idée de partir, c’est beaucoup une idée de liberté. Le voyage fait partie de l’essence d’Éléonore. Dans nombre de romans québécois, l’action se passe au Québec, à Montréal. Mais nous ne sommes pas uniquement des Québécois, nous sommes aussi des êtres humains. Le désir d’aller voir ailleurs est légitime, on n’est pas tenu obligatoirement à parler de son patelin. Je ne me sens pas le besoin de créer un personnage typiquement québécois évoluant dans une réalité québécoise. C’est une question de tempérament, moi j’aime beaucoup bouger.
Le lecteur a l’impression de vous connaître après un bref séjour dans votre univers romanesque. N’avez-vous pas peur de vous livrer autant dans vos œuvres ? Vos voyages, vos amours, vos goûts et vos attentes…
H. R. : Je suis sûre que vous vous attendiez, en venant chez moi, à voir un chat !
Bien sûr, le contraire eût été décevant, heureusement qu’il était là…
H. R. : Mes premiers livres, je ne dis pas que je les renie, que je les regrette, mais je les excuse en disant que j’étais très jeune, j’avais alors 22, 24 ans. À ce moment-là je ressentais le besoin de me justifier, peut-être parce que j’ai eu une enfance et une adolescence très difficiles. Évidemment, aujourd’hui je n’écrirais jamais un livre comme ceux-là. Quand je parle de mes livres, j’escamote le cycle autobiographique et j’espère que personne ne va trouver ces trois œuvres. Je sais qu’elles ont servi de catharsis, que j’avais besoin de les écrire. Sinon, je n’aurais pas été capable de passer à un autre personnage. Je serais restée bloquée sur ma propre adolescence. L’idéal eût été qu’ils ne soient pas publiés, mais ce qui est fait est fait.
En terminant, pourriez-vous nous donner un aperçu du roman sur lequel vous travaillez en ce moment ?
H. R. : Le titre provisoire est Chambre avec baignoire. Je reprends le personnage d’Éléonore. Vous voyez, j’ai de la suite dans les idées ! Tout le roman est au je. J’ai donc un personnage, Éléonore, qui essaie d’écrire un livre dans lequel elle raconte l’histoire de son personnage qui s’appelle aussi Éléonore. Intervient une deuxième narratrice qui est celle qui invente la narratrice inventant la narratrice inventant la narratrice.
Hélène Rioux a publié :
Suite pour un visage, Carré Saint-Louis, 1970 ; Finitudes, d’Orphée, 1972 ; Yes, monsieur, La Presse, 1973 ; Un sens à ma vie, La Presse, 1975 ; J’elle, Stanké, 1978 ; Une histoire gitane, Québec / Amérique, 1982 ; L’homme de Hong Kong, Québec / Amérique, 1986 ; Les miroirs d’Éléonore, Lacombe, 1990 ; Chambre avec baignoire, Grand prix du Journal de Montréal et Prix de la Société des écrivains canadiens, Québec / Amérique, 1992 ; Pense à mon rendez-vous, Québec / Amérique, 1994 ; Traductrice de sentiments, « Romanichels », XYZ, 1995.