À 57 ans, Richard Jorif publiait son premier roman, ce fabuleux Navire Argo à bord duquel nous sommes embarqués avec enthousiasme pour une grande expédition sur l’océan langagier. Rarement pareille jubilation de l’écriture, pareil amour fou des mots ne s’étaient trouvés alliés à la douce ironie de celui qui a tout lu, tout relu.
À l’heure où la graphomanie s’empare de tout un chacun, alors que le nombre de manuscrits soumis aux maisons d’édition croît de façon exponentielle, qu’un homme qui consacre sa vie à l’écriture attache si peu d’importance à être publié a de quoi surprendre. Aussi la première question qui vient à l’esprit du lecteur est « pourquoi ? ». « J’écris depuis que je sais écrire. Toute ma vie tendait à cela. Je n’ai jamais résisté à la tentation d’écrire mais j’ai résisté à celle de publier ; je m’accommodais très bien d’écrire dans l’ombre et de ne pas être connu. Mais la cinquantaine venue, je me suis dit qu’il était quand même ridicule de ne pas faire ce pourquoi j’étais fait. J’ai voulu alors que les autres le sachent aussi. J’avais fait une première tentative en vue d’une publication après mon premier roman – que j’ai écrit à 16 ans –, en prenant contact avec l’éditeur Grasset (pour la seule raison que c’était l’éditeur de Radiguet !). Je ne suis pas allé au rendez-vous qu’il m’avait fixé parce qu’en relisant le manuscrit je l’ai trouvé trop moche pour être soumis à quelqu’un. Le désir d’une sanction publique a motivé une deuxième tentative en 1982, donc bien longtemps après. J’ai soumis le manuscrit d’une espèce de biographie imaginaire de Valéry aux éditions Gallimard. Je jugeais le texte complètement abouti mais on ne l’a pas retenu et j’en ai été très vexé. Mais à ce moment-là j’étais déjà sur la voie de la publication puisque j’avais commencé à rédiger Le navire Argo. »
Le fait d’être publié ne semble pas avoir eu de répercussions sur son travail. « Je ne suis pas quelqu’un qui a commencé sur le tard une carrière d’écrivain ; je produis mes œuvres complètes, ce qui signifie que je connais le dernier mot de ce que je veux produire. J’ai éliminé tout ce que je n’avais pas envie d’écrire et je me resserre autour de l’essentiel. L’essentiel, pour moi, c’est une quinzaine de titres, et en produisant avec la régularité que j’ai actuellement, ça va me prendre quinze ans. Si j’arrive jusque-là. Si mes œuvres complètes finissent sur un point d’inachèvement, ça n’a pas d’importance. »
A comme Aller au plus simple
« J’éprouve très souvent le sentiment de ne pas avoir de vie réelle, de ne vivre qu’en fonction de ce que je peux produire. Tout ce qui ne peut pas entrer dans une œuvre, tout ce qui ne peut pas être converti en création est inutile. Je n’ai pas le fétichisme de ma propre vie. » J’avance timidement le mot « vocation », cette soumission à la nécessité intérieure. « Le mot convient encore très bien, je ne vois pas par quoi on peut le remplacer. L’acte d’écrire en soi est assez banal, la vocation c’est de vouloir créer quelque chose par l’écriture, et je l’ai eue très tôt. Avant d’écrire on est un lecteur. Je pense qu’on n’a pas donné de meilleure définition jusqu’à présent du fait de vouloir écrire, que de dire qu’on écrit parce qu’on a envie de lire quelque chose qui n’existe pas. Et que la seule façon de le faire exister, c’est de l’écrire soi-même. Je n’ai jamais reculé devant l’ampleur du travail que j’aurais à faire pour trouver quelque chose. Le temps n’existe pas parce que finalement, si vous n’aboutissez pas, ça n’a pas d’importance. C’est le goût de la recherche qui est important. Si on me disait que pour trouver quelque chose je dois lire vingt livres, j’irais au plus simple, qui serait effectivement de lire vingt livres ! La meilleure part de l’œuvre d’un écrivain, c’est ce qu’il n’a pas achevé, parce que c’est ce à quoi tendait toute son œuvre et qu’il ne pouvait écrire qu’au terme de sa vie. Pour moi il est indéniable que Flaubert aurait jeté au panier Madame Bovary et L’éducation sentimentale si le destin lui avait donné le loisir de terminer Bouvard et Pécuchet. Le château aurait certainement été la grande œuvre de Kafka. »
V comme Valéry imaginé
« Je me rappelle que pour cette biographie imaginaire de Valéry, le principe était d’abord de détruire la chronologie, de mettre les carnets, les Cahiers de Valéry à plat – l’essentiel de son œuvre est là – et de voir quelle image en surgissait de Valéry, indépendamment du temps. Valéry disait dans Monsieur Teste : – Je pourrais […] faire le compte des moments victorieux de mon esprit. – Si on peut justifier quelque chose qui est arrivé à Valéry quand il avait 50 ans par quelque chose qui lui est arrivé vingt ans plus tard, ou qui va lui arriver vingt ans plus tard, on peut reconstituer un personnage, faire l’histoire des moments victorieux de son esprit, des moments significatifs, indépendamment de la chronologie. Valéry ramenait beaucoup de choses à lui-même, c’était un égotiste (d’ailleurs son affection pour Stendhal vient de là, il a reconnu chez Stendhal quelqu’un de la famille !). Il avait une culture assez étendue, mais cette culture se rapportait d’une façon ou d’une autre à lui seul. On peut s’étonner que Valéry se soit intéressé à Restif de la Bretonne, mais c’est parce qu’il a trouvé chez lui un passage qui semblait le concerner. Je me suis donc attaqué à Restif de la Bretonne, qui était un polygraphe très répandu, et j’ai cherché jusqu’à ce que je retrouve le passage qui, à mon sens, concernait Valéry. C’est pareil pour Stendhal. Valéry dit qu’il y a dans Rome, Florence et Naples un passage auquel il adhérait parfaitement. Je ne l’ai pas encore trouvé (je n’ai sans doute pas la bonne édition) mais je veux dire que ça ne me dérange pas d’aller au plus simple en étant forcé de consulter cinquante ouvrages si je sens la nécessité de le faire. »
C pour Chouette, j’en ai pour toute ma vie !
« Quand j’ai commencé à lire, j’ai tout de suite lu des dictionnaires. À 6, 7 ans j’étais déjà dans les dictionnaires. Pas dans le Littré, mais dans le Larousse en deux volumes qui datait de l’après-guerre, celle de 14. Je décalquais les figures et en même temps, je m’arrêtais aux mots. J’étais à la fois ardent et tout à fait terrorisé par la masse de mots qu’il fallait que j’ingurgite. Devant cette marée de mots dont je ne connaissais rien, je me disais que jamais je ne pourrais faire entrer tout ça dans ma petite tête. Un peu plus tard j’ai eu des carnets, des carnets-répertoires où je groupais les mots par analogie (les dictionnaires analogiques n’existaient pas dans le temps). Je me rappelle par exemple qu’à une certaine époque, je m’étais amusé à relever dans le Grand Larousse tous les termes de divination : l’alectryomancie, la capnomancie, etc. Quand j’ai commencé à lire Rabelais, tout ça m’était très familier. J’avais également un carnet où je notais les pierres précieuses : corindon, chrysoprase, cymophane Pour en faire le répertoire il fallait que j’aille jusqu’au bout du dictionnaire et ça ne m’effrayait pas. Le Littré, je m’y suis mis quand j’avais 15, 16 ans, mais entre le Larousse en deux volumes et le Littré en quatre volumes de l’époque, je m’étais plongé dans le Larousse du XXe siècle qui doit faire quinze ou seize volumes. Ça ne m’effrayait pas de me dire : – Tu auras le mot de la fin quand tu seras arrivé à zythum, qui est le dernier mot du dictionnaire –, je me disais : – Chouette, j’en ai pour toute ma vie ! – Mais je n’avais pas la possibilité d’employer les mots que je retenais. À moins de refaire Salammbô ou quelque chose comme ça, je ne vois pas à quoi la chrysoprase et la cymophane peuvent me servir, d’autant plus que si on les mettait devant moi je serais incapable de les identifier. Les mots, si on les retient, c’est d’abord parce qu’ils ont une beauté propre indépendamment de leur signification. ‘Cymophane’ est un joli mot, hein ? Si vous demandez à quelqu’un de dire les plus beaux mots de la langue française, il dira ‘maman’, ‘amour’ à cause de la connotation affective qu’ils ont. J’avais fait cet exercice et j’étais tombé d’accord avec moi, que le plus beau mot de la langue française est le mot ‘anacoluthe’. À l’époque je ne savais pas ce qu’il voulait dire. Aujourd’hui je le sais, et c’est toujours pour moi le plus beau mot de la langue française. » Décidément Richard Jorif ressemble beaucoup au petit Nicolas de Clownerie, son deuxième roman. « Oui, il a beaucoup de mes traits. Pour brouiller les pistes, je l’ai fait blond, mais il a pas mal de moi. »
Richard Jorif a publié :
Le navire Argo, Bourin, 1987 et « Folio », Gallimard, 1989 ; Clownerie, Bourin, 1988 ; Le burelain, Bourin, 1989 et « Folio », Gallimard, 1991 ; Les persistants lilas, Bourin, 1990 et « Folio », Gallimard, 1992 ; Paul Valéry, Lattès, 1991.