En 1986, le thème de la Rencontre québécoise internationale des écrivains était « La tentation autobiographique », tare héréditaire de l’écrivain pour d’aucuns, ou passage obligé, voire ferment de toute œuvre littéraire pour d’autres…
Nuit blanche : Dans la communication que vous avez prononcée à la quatorzième Rencontre québécoise internationale des écrivains, dont le thème était « La tentation autobiographique », vous avez dit que « la tentation autobiographique est d’abord et avant tout une question de désir, de passage vers l’autre ». Qu’entendiez-vous exactement par cette rencontre de « l’autre » ?
Madeleine Gagnon : Je voulais dire que ce qu’on entend circuler beaucoup comme cliché, sans blesser personne, c’est que, en pratiquant l’autobiographie, on serait plus narcissique que les autres. Je prétends qu’au contraire, on décolle du narcissisme, on décolle de son image quand on accède à son récit, quand on est capable de le raconter à d’autres. Quand on se raconte, on construit quelque chose à partir de son image. On ne reste pas pris dans l’image, contrairement à Narcisse.
On va de l’autre côté du miroir.
M. G. : Je dirais plutôt construire un objet entre mon image et moi, ne pas me laisser engouffrer comme Narcisse dans mon image. C’est ça pour moi le sens de ce que j’appelle l’autobiographique poétique, le poïen des Grecs, c’est-à-dire fabriquer, faire quelque chose avec.
Est-ce qu’il y a des moments, même s’ils sont fugitifs, où il y a une coïncidence avec cet autre ? Ou bien cette coïncidence n’est-elle pas utopique ? Peut-être même cesserait-on d’écrire si je et l’autre coïncidaient ?
M. G. : Il y a des moments où on a le sentiment – c’est très proche de l’amour au fond – d’être vraiment en état de coïncidence, et c’est magnifique. Il y a des moments d’écriture, entre autres de la fiction, où on a l’impression de coller, d’être là dans ce qu’on raconte. Mais ce n’est pas vrai d’une certaine façon. On n’est jamais en symbiose avec l’autre, ni avec l’autre en amour, par exemple, ni avec l’autre-lecteur, parce que le lecteur a sa propre vision à travers laquelle il va lire ce que moi j’écris. Moi-même, je ne lirai pas ce que j’ai écrit l’an dernier de la même façon. Si la coïncidence existait, ce serait la fusion narcissique justement, c’est-à-dire la mort, la folie, la dérive totale.
L’amour de soi
Dans votre texte, vous faisiez souvent le lien entre le désir autobiographique et le désir amoureux. Cela revêt donc une grande importance pour vous.
M. G. : Je pense que le désir autobiographique est d’abord fondé sur un amour de soi. Si on n’aimait pas cette enfance-là ou cette vie-là, on ne la raconterait pas. Et même quand on se hait, c’est parce qu’on aime se haïr qu’on décide de raconter ça publiquement. Prenez le cas de Fritz Zorn, il se détestait, il détestait son père, il détestait son corps, mais il a aimé écrire ça et ç’a donné Mars.
Vous avez aussi écrit : « Retourne à tes propres transcriptions, sans cela aucune transfiguration ne te sera possible »
M. G. : Ce n’est pas dans le sens religieux que je l’entends. Se transfigurer, c’est aller au-delà de sa figure narcissique, de sa première image, aller au-delà du stade du miroir, se refaire une autre image. L’écriture est une recréation de vie pour moi.
Une autre vie ? Un élargissement du champ de conscience ?
M. G. : Une autre vie, oui. Une autre vie Une vie. C’est ça la vie. Je ne peux pas me vivre autrement maintenant qu’avec mon écriture. C’est autant ma vie que manger, dormir.
Écriture et transformation
Comment transforme-t-on la matière intime dans l’œuvre de fiction ?
M. G. : Pour moi, ça ne se fait pas consciemment. Je ne dis pas : « Là, je vais mélanger ensemble tel ou tel événement puis je vais embrouiller ça avec de la fiction. » Ça se transforme tout seul à partir du moment où ça s’écrit. Au fond, l’écrivain n’est pas différent de la personne qui n’écrit pas et qui se raconte sa vie. Chacun a son autobiographie.
Qui établit la distance entre le réel et le fictif ? Le lecteur ? L’écrivain ?
M. G. : Sans doute les deux. Il y a autant de façons d’établir cette distance qu’il y a de lecteurs. Pour sa part, l’écrivain peut faire semblant de ne pas savoir qu’il y a une distance entre ce qui a été vécu et ce qui est raconté, mais il sait qu’on ne peut jamais reproduire du réel qui soit objectivement vrai pour tous, ni même pour soi. Chacun est très conscient qu’il a eu des trous de mémoire, des absences, des déformations par les rêves, des déformations par les fantasmes. C’est qu’on n’a pas seulement compris notre réel, on l’a aussi rêvé. Qui dit rêve, dit fragment. Tout le monde a une appréhension fragmentée du réel et mon intention – ce n’était pas tellement conscient au début – est de rendre compte de cette fragmentation.
C’est pourquoi vous décloisonnez les genres ? Comment s’est fait ce choix d’écriture ?
M. G. : Spontanément. Je n’ai pas voulu appliquer une philosophie. On peut en faire une après. Je ne suis pas originale, ça coïncide avec l’écriture d’une époque, notamment ici. Dans une même journée, il y a des moments où l’on pense, il y a des moments où l’on rêve, il y a des moments où l’on a des flashes. J’ai essayé de trouver dans l’écriture une correspondance avec ma vie. Si je transpose ma pensée, on appelle ça de la théorie. Il y en a qui ne le font pas ou qui, dans une fiction, prêtent leurs pensées à leurs personnages. Dans tout roman réaliste, dans toute la littérature, au lieu de dire « je pense telle chose », des personnages vont se mettre à philosopher sur tous les problèmes du monde. La littérature est pleine de théorie au fond, mais on ne l’appelle pas par son nom parce qu’elle est cachée par les ficelles de la fiction. J’appartiens à une époque d’écriture où on a voulu aller derrière l’écran, montrer les ficelles qui actionnent les marionnettes, les personnages.
Madeleine Gagnon a publié, entre autres :
Les morts vivants, « L’arbre », HMH, 1969 ; La venue à l’écriture, avec Hélène Cixous et Annie Leclerc, « 10 / 18 », Christian Bourgois, 1976 ; Lueur, VLB, 1979 ; Au cœur de la lettre, VLB, 1981 ; Autographie 1, Fictions, VLB, 1982 ; Pensée du poème, VLB, 1983 ; La lettre infinie, VLB, 1984 ; Les samedis fantastiques, « Lectures VIP », Médiaspaul, 1986 ; Au pays des gouttes, illustrations de Mireille Lanctôt, « Toupie », Médiaspaul, 1986 ; Les fleurs du Catalpa, Prix du Journal de Montréal, VLB, 1986 ; L’infante immémoriale, Écrits des Forges / La table rase, 1986 ; Femmeros, illustrations de Lucie Laporte, « Écritures / Ratures », Noroît, 1988 ; Les mots ont le temps de venir, avec Annie Cohen, Écrits des Forges / La table rase, 1989 ; Un monde grouillant, « Lectures VIP », Médiaspaul, 1989 ; Retailles, avec Denise Boucher, L’Étincelle, 1977 et « Typo », l’Hexagone, 1989 ; Autographie 2, Toute écriture est amour, VLB, 1989 ; Chant pour un Québec lointain, Prix du Gouverneur général du Canada 1991, VLB, 1990 ; La poésie actuelle québécoise, « L’univers du discours », Balzac, 1990 ; Le sourire de la dame dans l’image, « Plus », HMH, 1991 ; L’instance orpheline, Trois, 1991 ; La terre est remplie de langage, VLB, 1993 ; Les cathédrales sauvages, VLB, 1994 ; Le vent majeur, VLB, 1995.
À jour novembre 1997.