Il y a des poètes qui habitent tout le territoire de leur poésie. Gaston Miron est de ceux-là. Comme Neruda, Senghor, Lorca, il se réclame d’un lieu et le dit d’une manière universelle. Sa poésie lyrique et enracinée chante son origine, son « incessante origine », pour reprendre un titre du poète italien Mario Luzi.
Gaston Miron parle de sa poésie comme d’une maison qui s’est « faite en son absence ». Les grands poèmes sont étrangers à une réduction de sens et le poète, s’il entrevoit le but, ne peut prévoir les retombées de ses travaux. Et dans le cas de Gaston Miron : « Le poème, ici, a commencé / d’actualiser / le poème, ici, a commencé / d’être souverain ».
Les poètes passent, leurs poèmes demeurent. C’est à ces derniers qu’il faut désormais se référer pour entendre la parole que Gaston Miron, dans une démarche d’une grande authenticité, a portée en tous lieux, pendant des années, comme le fanion de ses idéaux, de sa désespérance comme de ses projets, de ses rêves personnels et de ceux de sa collectivité.
La langue est toujours au Québec un sujet d’actualité et Gaston Miron a débattu du sujet jusqu’à l’extrême tension. Les textes de L’homme rapaillé qui parlent de la langue, la situent dans un enjeu vital. C’est à partir d’elle qu’est entreprise la traversée de toutes les aliénations. C’est de là que s’organise la matière du poème comme celle du « non-poème » : « Je dis que la langue est le fondement même de l’existence d’un peuple, parce qu’elle réfléchit la totalité de sa culture en signes, en signifiés, en signifiance. »
Gaston Miron, poète engagé. Gaston Miron, poète militant pour l’indépendance du Québec, le respect du français, la reconnaissance de notre spécificité et son inscription dans le monde. Gaston Miron, poète des sources et des suites, poète de la perte et de l’émerveillement clamés à hue et à dia. Gaston Miron, poète de cette « Marche à l’amour » qui entraîne dans son sillon les désirs individuels et collectifs, pour en toute justice « retrouver le monde et l’amour ». Ces images de l’homme Gaston Miron, omniprésent dans la vie littéraire montréalaise, dans les rencontres, les colloques, partout ici et ailleurs aussi, sont vives, éclatantes. L’homme était rempli de compassion pour nous, pour nos hésitations et nos détours face à ce que nous avons à être, à accepter de devenir. « Un jour j’aurai dit oui à ma naissance », écrit-il.
Le 14 décembre 1996, le poète nous quittait, foudroyé en quelques semaines par un cancer. Les médias québécois ont couvert d’une façon exceptionnelle la disparition de notre « immense poète », pour reprendre le titre d’une page qui lui était consacrée – la chose n’est pas si courante – dans l’édition du 22 décembre 1996 du Journal de Montréal. Des funérailles nationales, des hommages d’écrivains, d’amis, des lettres dans les journaux, des témoignages, de toutes sortes, dans Internet, dans les éditoriaux, un cahier spécial dans Le Devoir, des émissions à Radio-Canada, RDI, Télé-Québec, des articles dans Le Monde, Le Figaro, Libération, un hommage à la Maison des écrivains à Paris, rue de Verneuil, le 21 janvier dernier, le témoignage de Bernard Pivot à Bouillon de culture : quelque chose a été touché, quelque chose a changé. Gaston Miron, comme Émile Nelligan l’a fait il y a un siècle, a transformé l’image du poète dans notre société. Avec Gaston Miron, le poète peut être celui qui parle, qui chante, dénonce, souffre, aime, agit et garde la mémoire, celle d’un inaliénable « futur antérieur ».
Avec et après Miron le poète d’ici peut se réclamer d’un lieu, d’une urgence et d’une culture qui sont les siens, dans le sens le plus noble du terme. Si Nelligan a permis qu’après lui le poète et son désir « de faire des vers célèbres » ne soient plus interdits, Gaston Miron – il me semble que c’est socialement et culturellement un des grands apports de son expérience de vie – a permis, permettra, qu’au Québec on considère désormais qu’il y a une culture, des poètes, des écrivains qui sont québécois. Le Québec a ses poètes et s’y reconnaît.
Le genre poétique a été le premier à affirmer notre besoin de singulariser notre présence comme culture et peuple en cette terre d’Amérique. Nos romantiques ont donné le coup d’envoi à ces questions identitaires. Miron, le personnage, Miron le poète, l’homme d’engagement est de cette lignée, peut-être notre dernier romantique moderne. À la suite des Louis Fréchette et des Alfred DesRochers, il s’inscrit dans une tradition vigoureuse de la poésie envisagée comme corps à corps avec les idées, la nature et les sentiments. Il sera la suite batailleuse de « ce fils de race surhumaine ». Avec elle, il souffrira, espérera. Il travaillera à éditer et faire connaître les œuvres d’autres auteurs. Il sera le lien entre les différentes générations de poètes, distribuant encouragements, informations, conseils avec une générosité sans bornes. Il aimera la France et se voudra d’Amérique avec ses autres compagnons. Dans l’œuvre de Gaston Miron, la figure du poète engagé et proche des problèmes de la société est doublée de celle du poète parlant d’amour, parlant aux autres, donnant ainsi à l’intime comme au social une place prépondérante dans le réseau inextricable des préoccupations humaines. L’homme rapaillé, réédité, traduit, remanié, amplifié, annoté est un recueil essentiel pour comprendre les notions d’appartenance et d’ouverture.
Gaston Miron, par sa personnalité chaleureuse et ses actions exemplaires à titre d’éditeur, de conférencier ou d’animateur, laisse un souvenir impérissable à tous ceux d’ici et d’ailleurs qu’il a un jour croisés sur sa route. Il écrit dans Les signes de l’identité : « Je sais que la poésie parle la même langue dans toutes les langues. Je sais qu’elle est une autre langue dans la même langue. Je sais que la poésie n’a qu’une seule patrie, la langue, mais ma langue, elle, ma langue à moi, ma langue à nous, a une patrie : le Québec. » Gaston Miron, l’homme, nous manquera, mais ses mots habitent déjà « les siècles de l’hiver ».