Professeur à la Sorbonne bien connu pour ses nombreux travaux consacrés aux mythes littéraires notamment à titre de directeur du Dictionnaire des mythes littéraires (1988) et du Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui (1999) , Pierre Brunel a largement contribué à l’avancement des connaissances sur la présence des mythes dans les textes littéraires, sur leur prégnance dans l’imaginaire individuel et collectif, sur leurs divers niveaux de sens, de même que sur la configuration qu’ils prennent selon les auteurs et les époques.
C’est pour lui rendre hommage et souligner sa carrière de chercheur que ses collègues et amis lui offrent le recueil de textes Le mythe en littérature1.
Le collectif réunit des articles, ordonnés en quatre parties. Plus imposante, la première partie, intitulée « Inscription », propose quelques retours sur l’origine et la signification du mot « mythe », de même que sur son rapport avec la littérature. Comme le démontre Jean-Louis Backès, le mot a connu, après Homère, une éclipse au profit du mot « fable ». « Quand nous parlons de « mythes » à propos de Racine, écrit-il, nous oublions parfois qu’il ignorait le mot. » Or la résurgence du vocable est significative dans la mesure où elle témoigne, notamment chez des auteurs comme Herder, Hölderlin ou Novalis, d’une « volonté de retrouver, par-delà toute interprétation allégorique, la réalité concrète des figures mythiques, voire le sens du sacré ». Daniel-Henri Pageaux propose pour sa part une lecture de Don Quijote qui montre à quel point le fameux roman de Cervantès constitue, à certains égards, un réinvestissement mythologique largement tributaire de la Bible. On sait en effet qu’en plus de leur fonction étiologique, les mythes se sont imposés comme une nécessité organisatrice et structurante pour les romanciers, mais également pour les biographes s’il faut en croire Daniel Madelénat. À ses yeux, toute biographie, aussi scientifique et démythifiante qu’elle puisse paraître, « reste toujours, à un titre ou à un autre, une mythographie » : « Le mythe arrange, comme un aimant, la limaille factuelle en figures cohérentes et fournit un schéma d’assemblage aux atomes d’information ». Béatrice Didier donne une bonne illustration de cette fonction préfigurative en montrant que « le mythe du musicien va pouvoir apparaître à la fin du XVIIIe siècle peut-être grâce à la reviviscence d’un mythe antique », celui d’Orphée. Tania Franco Carvalhal s’intéresse également au mythe d’Orphée mais à partir de deux célèbres variantes : le film de Marcel Camus, Orpheo Negro, et la pièce de théâtre dont il est l’adaptation, Orfeu da Conceiçao de Vinicius de Moraes. Elle est ainsi à même d’analyser deux tendances expressives et créatrices, « deux façons distinctes de réécrire la tradition ».
Cette réécriture de la tradition peut également prendre la forme d’une déconstruction des mythes. Les nombreuses interprétations modernes voire « postmodernes » du mythe de Don Juan en témoignent. Selon Wladimir Krysinski, « Don Juan est un objet qui se prête à toutes les déconstructions-reconstructions, à la manière précisément d’un ready-made ». Comme le laisse entendre Yves-Michel Ergal au sujet de la même figure mythique, la déconstruction ou la disparition est souvent annonciatrice de renouveau. Déconstruire un mythe, c’est aussi bien souvent lui permettre de renaître. « Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? », lançaient les frères Goncourt au milieu du XIXe siècle. Ces velléités iconoclastes, dira Robert Kopp en terminant son article, se heurtent « à un problème qui, pour les Goncourt, reste insoluble : celui de l’œuvre d’art, de la notion d’œuvre ». Comme le souligne Camille Dumoulié, « on n’en finit pas avec les mythes ». C’est pourquoi, dit-elle, Nietzsche proposait l’invention de nouveaux mythes, et Antonin Artaud, de débusquer l’universelle Mythomanie.
Les articles des deuxième – « Poïesis » – et troisième parties – « Figurations » – démontrent, de différentes façons, comment les mythes inspirent les créateurs qui, consciemment ou non, les réactivent dans leurs œuvres, soit par des structures mythiques traditionnelles empruntées à la Bible, soit par des redondances sémantiques révélant, implicitement ou explicitement, des homologies avec certains mythes antiques (Orphée, Aristée, Pygmalion, etc.) ou avec certains mythes proprement littéraires (Don Juan, Faust, Hamlet, Werther, etc.). Selon Marc Fumaroli, rien « n’illustre mieux cette persistance des structures mères que l’extraordinaire fécondité, jusqu’à nos jours des vers de Virgile dans la IVe Géorgique, évoquant les mythes associés d’Aristée et d’Orphée ». Danièle Chauvin s’intéresse pour sa part à « quelques irradiations bibliques dans l’œuvre de Philippe Jaccottet » et plus particulièrement à la rencontre d’Emmaüs qui est au cœur de l’interrogation métaphysique du poète. Claude De Grève aborde « le mythe de Satan dans le récit contemporain ». « Y a-t-il un mythe de Judas ? », demande pour sa part Jean de Palacio. Il semble que oui. Avec la laïcisation de la société, certaines œuvres littéraires de la fin du XIXe siècle tendent de plus en plus à considérer l’Iscariote comme un héros plutôt que comme un traître honni. « Tout se passe comme si Jésus avait besoin de Judas pour que sa Passion prenne tout son sens et aille jusqu’au bout. » Au terme de ce renversement, Judas, « ouvrier de la Rédemption et avatar de Jésus, prend sur lui tout le mal du monde ».
Enfin, la quatrième partie, « Espaces », porte, comme l’indique le titre, sur des mythes en rapport avec l’altérité et l’espace. Antoine Compagnon attire notre attention sur l’inflexion moderne d’un lieu commun, le « Suave mari magno », soit la réaction complexe que l’on éprouve face à la mort ou au malheur de l’Autre. Dans « Mythe et franc-maçonnerie », Marcel De Grève s’intéresse à la tentation mythique qui a « envahi la maçonnerie » et, plus particulièrement, au parcours initiatique, fondement de la formation symbolique et mythique du franc-maçon. Michel Delon jette son dévolu sur l’un des éminents membres du bestiaire mythique, le rat, qui touche, encore aujourd’hui, « à des hantises profondes, à des peurs essentielles ». À ses yeux, le supplice du rat dans la littérature apparaît bien souvent comme « une situation limite qui résume certains des grands enjeux à l’œuvre dans les récits mythiques : la rencontre avec l’altérité, la découverte de la monstruosité, la définition même de l’humain ». Enfin, dans « Arcadie blessée, Arcadie dévastée : Mario Luzi et le jardin d’Armide », Jean-Yves Masson propose quelques considérations qui rejoignent la réflexion entreprise par Pierre Brunel sur la persistance (douloureuse, et souvent niée) de la nostalgie d’un monde idéal dans la poésie contemporaine. Il en conclut qu’il faut à l’âme ce désir de jardins possibles, cette pensée des primavere inattuate, des printemps virtuels, pour pouvoir s’établir dans l’existence et ne pas se résigner à ce que le monde reste à jamais tel qu’il est.
Il ne s’agit là que de quelques exemples d’analyses proposées par cet ouvrage qui montre bien, pour reprendre l’hypothèse de Mircéa Eliade (dans Le mythe de l’éternel retour, 1949), à quel point les récits modernes sont des réinvestissements mythologiques plus ou moins avoués. D’une part, le mythe donne forme au récit littéraire et l’ordonne ; d’autre part, le récit opère une sélection parmi les motifs du mythe et en accuse certains traits au détriment d’autres. Cette mise en relief, de même que les variantes apportées au mythe original, permettent une réactualisation perpétuelle des mythes qui est souvent révélatrice des valeurs d’une époque et d’une société données. Bref, cet ouvrage, Le mythe en littérature, s’inscrit dans la perspective des études sur la présence des mythes dans le texte littéraire, sur les modifications qu’ils y subissent, sur la lumière éclatante ou diffuse qu’ils y émettent. Cette perspective a donné lieu depuis les années 1960 à une nouvelle tendance critique dont l’intérêt heuristique et la riche bibliothèque des travaux qui lui ont fait escorte ne se démentent pas depuis. Une tendance critique à laquelle, faut-il le répéter, Pierre Brunel n’a pas peu contribué.
1. Collectif, Le mythe en littérature, Essais en hommage à Pierre Brunel, Presses Universitaires de France, « Écriture », Paris, 2000, 404 p. ; 94,95 $.