J’ai reculé devant les 7498 vers du Second Faust pendant près d’un demi-siècle. Non que cette dérobade troublât mes nuits mais quand, à de longs intervalles, je retrouvais dans ma bibliothèque le discret petit livre Reclam à couverture de toile bleue, il me revenait quoi ? le souvenir d’un projet, d’une tâche, d’une intention, enfouis sous des intérêts plus pressants et des lectures d’un abord plus séduisant ? Une gêne donc, et pour tout dire, une culpabilité.
Par cette omission je n’avais pas accompli mon devoir de consciencieux étudiant en Germanistik, et, ensuite, je m’étais privé d’abondantes richesses.
Le Faust, première partie, bien sûr, et avec quel empressement j’y revenais ! La méditation parmi ses grimoires du vieil alchimiste accablé par l’échec de toute son existence, les cloches et la promenade de Pâques, l’appel de la vie, le barbet d’où sort le compère Méphisto, et le pacte, et la taverne d’Auerbach, et la chaste Marguerite, et la prison, et Gounod là-dessus ! Cela se dévide si simplement, comme la laine au rouet de l’ingénue, cela va tellement de soi – on croit connaître et l’on a passé à côté de presque tout… Mais la Deuxième partie, avec les sus-nommés Faust et Méphisto (mais on ne sait plus trop lequel conduit le jeu), et l’empereur, Hélène de Troie, Thalès, les Mères en leur royaume, les sorcières de la nuit de Walpurgis (« classique » celle-là), les anges, le Père Séraphicus, Philémon et Baucis, il en sort de partout et à chaque page des nouveaux qu’on ne reverra plus. Comment se retrouver dans ce salmigondis ? Est-ce donc là l’impérissable chef-d’oeuvre que cette masse grouillante, proliférante, pour ne pas dire informe ?
Je ne fais ici que m’interroger la plume à la main sur une expérience qui m’appartient, je parle pour moi et un peu aussi pour ma génération qui a fréquenté dans l’après-guerre les universités européennes. Les « oeuvres au programme » nous ménageaient bien des surprises auxquelles succédaient parfois colère, ennui, découragement. Je ne saurais dire ce qu’il en est de nos jours dans ces citadelles du savoir mais des questions demeurent, qui touchent à notre rapport avec les chefs-d’oeuvre consacrés des littératures nationales et de la littérature tout court-la même question valant tout aussi bien pour les autres arts. Pourquoi si souvent nous en tenons-nous à distance ?
Nous lisons avec bonheur le théâtre de Shakespeare, celui de Racine (mais Corneille garde-t-il bien la cote ?). La Divine Comédie (sans attendre que Sollers nous en entretienne), L’Iliade, ou de préférence L’Odyssée, La République de Platon. Et L’Énéide ? Fréquente-t-on encore beaucoup Paradise Lost, Les Lusiades, La Jérusalem délivrée ? Je n’ai pas fait d’enquête. Je ne sais mais je doute.
Pour ma part, je pouvais certes me justifier à bon compte de ma non-lecture : si je n’avais pas affronté le Second Faust, c’est que je n’étais pas prêt ! Un obscur message de mon inconscient m’en avertissait et retenait ma main. Et puis un jour il ne l’a plus retenue. Dans sa grande sagesse, mon inconscient estima sans doute que j’étais mûr, désormais apte à cette lecture et qu’il en résulterait un grand bien.
Qu’est-ce qui tombait alors : une prévention, une paresse, une peur ? La peur d’affronter un désert aussi morne que le Samson Agonistes de Milton, ou de devoir gravir une aussi abrupte montagne que Le Purgatoire de Dante, sans repère, sans poire pour la soif, sans être sûr de bien comprendre pourquoi l’oeuvre a été tant célébrée ? La peur de m’ennuyer alors que tant de faciles romans, si modernes, si suggestifs, me faisaient les yeux doux ? Le jeu en valait-il la chandelle ? La déception redoutée peut-être. L’obligation de réviser mes valeurs et mes opinions littéraires que j’avais laborieusement formées, celle de remettre en cause la qualité de mon jugement. Au fond, je crois bien, la crainte de ne pas me sentir à la hauteur du chef-d’oeuvre. On se donne des raisons je m’en donnais : connaissance insuffisante de la langue, de l’histoire, de la mythologie, le décalage par rapport à notre époque, le goût qui a changé. De mauvaises raisons.
Je m’en tenais donc à une attitude sans risque, qui doit être souvent partagée : on admire mais on ne visite pas. La célébration ayant été faite avant nous, nous en sommes dispensés. Cela évite probablement des déboires, et certainement une dépense d’énergie pour un profit non assuré.
Je me laisse entraîner au large de Faust, mais il est toujours là. Nos professeurs disaient ce Faust deuxième mouture abstrait. Non, il est extraordinairement concret ! Extraordinairement présent. Massif, protéiforme et aérien, définitif et ouvert, austère et sensuel, dionysiaque et apollinien, dramatique et bouffon, charnel et spirituel tout ce que l’on voudra !
Par cette lecture je ne dirais certes pas que je compris enfin qu’une oeuvre véritable est un monde j’avais lu et relu Shakespeare et Balzac, Proust et Tolstoï et García Márquez, mais peut-être grâce à ce « produit tardif du génie goethéen », mon entendement a-t-il gravi un échelon, et l’évidence est-elle devenue plus évidente.
Autre bénéfice : j’avais la possibilité de revoir les jugements que tant de glossateurs-encenseurs-embaumeurs ont entassés sur Goethe et qui nous ont transmis comme de la fausse monnaie. Le sage olympien, le génie universel, l’oracle infaillible, ou « le grand âne solennel » comme l’appelait aimablement Claudel, le barbon ridicule amoureux d’une jeunesse ? Goethe a dit qu’il n’avait jamais connu le repos. Le favori des Muses, le bien-aimé des dieux a souffert à la mesure de ses dons, dans sa perpétuelle métamorphose. C’est aussi ce qui se lit dans le Second Faust. Prodigieuse scène où le vieux Faust devenu puissant maître d’oeuvre, en proie à une ivresse de grandeur sans mesure, croit entendre le bruit du chantier qu’il a conçu pour gagner des terres nouvelles sur la mer : c’est celui des pelles qui creusent sa tombe. Auparavant il y eut cette profusion d’épisodes et de figures dont parfois le sens profond nous échappe tant il est dense, complexe, multiple , ces énigmes, ces messages codés. Tout le panorama se déploie des affaires et des folies humaines où Méphisto est toujours empressé à mettre sa griffe. Artiste de la suggestion, de la manoeuvre, virtuose du verbe : quel délectable cliquetis de mots que ses discours ! Et presque à jet continu dans toute l’oeuvre, les images, les effets rythmiques, les raccourcis, l’invention du langage !
En parallèle, doublant le monde des hommes, lui donnant sa signification, son mouvement véritable, le monde surnaturel qu’il soit démoniaque ou divin , toujours l’un réagissant à l’autre dans la dialectique de l’histoire. Toujours celui-ci régissant celui-là. Ce n’est plus en effet seulement l’histoire de l’humanité qui se déroule ici, et peut-être les guerres, les entreprises des grands de ce monde ne sont-ils que fantasmagories, que faux-semblants comme l’or dont Méphisto remplit les caisses de l’empereur et qui n’est que vil papier. Les sciences sont-elles donc vaines aussi, le savoir lui-même néant ? À toutes les oeuvres de l’homme, aux plus louables qui visent à améliorer le sort commun ou celui de l’individu, s’attache un double noir, Méphisto derrière Faust, l’ombre dont celui-ci de son vivant ne pourra se déprendre… On comprend mieux ici pourquoi Jung n’a cessé de revenir à cette oeuvre.
Un théâtre ? Mais à peu près irreprésentable. Une épopée, une fresque qui déborde son support ? Peut-être le projet du Livre total et ultime, avant Mallarmé et relayé par Valéry dans Mon Faust ? Un prodigieux poème ? Tout cela à coup sûr. Et davantage : nous ne sommes plus devant un spectacle mais dans le drame du destin en ses plus larges perspectives, celui du salut, de la responsabilité de l’individu dans le grand jeu des puissances surnaturelles.
Au fil de ma lecture je me laissai porter, m’arrêtai devant une obscurité, une difficulté, pour la cerner et la résoudre sans bien être sûr d’y parvenir, ou devant deux ou trois vers jaillis comme des éclairs. Étourdi et comblé, je reprenais, poursuivais, parfois irrité de ma lenteur à saisir, ou un peu ennuyé (dans l’acte III en particulier, où Hélène dialogue avec le choeur) face à des pages non dénuées d’artifice et d’empois : le discours trop uniformément noble épuise… Mais me saisissaient vite de nouveau les bouffonneries de Méphisto et surtout, surtout !, clamé dès le début à Ariel, l’élan de Faust sur les chemins divers qu’il emprunte, où il s’égare, où il se trouve. Oui, il fallait que pour cette lecture je me donne le temps de mûrir ! Je me disais en tournant les pages, alors qu’aujourd’hui tant de stridences et de flashes nous percent tympan et rétine, qu’il faut aussi nous donner le temps d’admirer.