Le sous-titre semble d’une banalité lourdaude, mais Charles C. Mann nous attend au détour : ce qu’il dénomme l’Échange colombien provoque des transformations plus radicales que tout ce que nous pouvions imaginer. À tel point qu’il crée le terme d’Homogenocène pour décrire cette ère où l’espèce humaine pétrit la planète avec autant d’autorité que les éléments dominèrent les temps passés.
Mann défend sa thèse à coups de croisements inattendus. Le commerce du tabac lui semble, par exemple, préluder à l’esclavage. « Les cultivateurs de tabac dégageaient des profits mille fois supérieurs à leur mise initiale. […] Les bénéfices s’envolaient dès que les fermiers pouvaient embaucher de la main-d’œuvre. » Le corollaire, patent et sinistre, se profile aussitôt : pourquoi ne pas recourir aux esclaves ? Une autre conséquence ne sera observable que graduellement : « De manière indirecte mais inéluctable, le tabac amena la malaria en Virginie, d’où elle étendit ses ravages au nord, au sud et à l’ouest, jusqu’à ce que le plus gros de l’Amérique soit pris entre ses griffes ».
Mann voit aussi un lien entre l’introduction en Europe de la pomme de terre et les conquêtes impériales. De quelle façon ? En réduisant la mortalité infantile, on accroissait les populations et on gonflait les effectifs militaires. « L’éradication de la famine, gage de stabilité sociale, a aidé les nations européennes à s’emparer avantageusement de l’argent d’Amérique. La pomme de terre a été l’un des moteurs de l’ascension de l’Occident. »
Car l’argent abondait. Surabondait même. L’auteur évoque la découverte faite par hasard par un dénommé Diego Gualpa sur un plateau de la cordillère des Andes, à l’extrême sud de la Bolivie, à 4000 mètres d’altitude : « Gualpa, ou Hualpa, se trouvait devant un filon d’argent de 100 mètres de long, 4 mètres de large et 100 mètres de profondeur, un record historique ». Et la teneur en argent de ce filon ? 50 % ! Potosí venait de naître. Aussitôt agit l’Échange colombien : l’argent donne à l’Espagne les moyens de dominer pendant un temps les champs de bataille.
Grâce à Humboldt, raconte encore Mann, l’Europe profita aussi du guano des îles Chincha au large du Pérou. Fertilisant d’une teneur en azote de 11 à 17 %, le guano déposé par les nuées de cormorans, de pigeons et de pélicans atteignait sur ces îles une épaisseur de 50 mètres ! L’Angleterre l’adopta comme engrais et révolutionna son agriculture. Le latex eut le même effet sur l’industrie automobile en fournissant le caoutchouc des pneus. Etc.
Remarquable chercheur, Mann excelle à confesser les sommités de chaque domaine et à résumer leurs trouvailles. Il paie en outre de sa personne en patrouillant la planète d’un continent à l’autre et souvent dans des conditions rebutantes. Le résultat, c’est ce livre lourd de réflexions inédites et propice aux remises en question.