
Photo : Frédérick Duchesne
Mayonnaise, centré sur la figure de Richard Brautigan, est le deuxième roman d’une trilogie intitulée 1984 ayant commencé avec Hongrie-Hollywood Express (à propos de Johnny Weissmuller, interprète de Tarzan). Ce roman est une perle, un grand plaisir de lecture à l’érudition jamais appuyée, où la justesse des métaphores, des analogies s’accompagne d’un sens inné de la chute et d’une grande inventivité dans l’expérimentation littéraire (listes, fragments, chapitres construits autour de citations, imbrication des parties) tout en conservant une limpidité dans la forme. En insistant sur la petite histoire, en misant sur la force du superflu, de l’anecdotique, en puisant dans la culture cinématographique, en multipliant les reprises, les retours, en prolongeant la valeur de coïncidences ou d’objets, Éric Plamondon tourne autour de la carrière de Brautigan, le dernier des écrivains beatniks, procède à une analyse littéraire détournée, cerne son parcours sans verser dans le psychologique et pose de ce fait les très nombreuses pièces (113 chapitres en 200 pages) du casse-tête d’une seule existence lue dans le vaste réseau de ce qui bouge dans l’histoire contemporaine. Partant de Brautigan, de ses habitudes d’écriture, de ses contacts, de ses livres, Plamondon dresse le portrait en mode mineur des États-Unis, de leur culture tout en nous donnant une leçon sur l’art de la composition, tant ce récit se veut un travail d’orfèvrerie tenant autant à la précision des liens créés qu’à l’humour subtil. La longue digression sur la machine à écrire et certaines inventions allant de la machine à coudre aux polices de caractère est une réussite incarnant à merveille le fonctionnement de l’œuvre : factualité, objets communs et pourtant singuliers, détails dérisoires, accumulation de perspectives, chutes admirables se mêlent pour révéler un point de vue sur l’acte d’écriture et des questions philosophiques comme celle du suicide.
Ce roman, structuré par le détail, non seulement appréhende le vortex qu’est Brautigan, pour en saisir la forme et l’amalgamer à son propre projet, mais il met en place un admirateur du romancier étatsunien qui s’affilie à son modèle littéraire. L’une des forces de Mayonnaise est de décrire le parcours de Gabriel Rivages, pris dans une quête généalogique et dans une recherche d’identité bien sûr liée à celle de Brautigan. Ce roman, qui embrasse large, mais qui ne se prétend jamais unitaire ni totalisant, éclaire aussi le premier tome de la trilogie et montre comment du prosaïsme il est possible de narrer des histoires souterraines. Plamondon fait penser à un intrépide Jacques Poulin à l’heure de Google et de Wikipédia, capable d’expérimenter, de célébrer ses influences littéraires, de tresser des liens entre la petite et la grande histoire, en de multiples microrécits qui rendent les lecteurs plus attentifs à leur monde, ce qui n’est pas rien et beaucoup plus rare qu’on peut le penser.
EXTRAITS
Il se met à écrire à cause des filles. Il est du genre timide au fond de la classe, pas du tout capitaine de l’équipe de football. Trop grand pour son âge, il essaie de se faire tout petit. On le remarque quand même. Ses chaussures sont trouées, ses cheveux trop blonds. Il préfère les livres à ses camarades. Quand il croise Suzy ou Patricia, il en fait un poème. C’est pour se sortir ce chatouillement au creux de la poitrine. Ça le chatouille aussi quand il voit Vicky ou Martha.
p. 36
La récente invention d’un certain Sholes est prometteuse. Les droits sont acquis. La chaîne de production est légèrement modifiée. La première Sholes & Glidden Typewriter sort des usines en 1873. On l’appelle aussi la Remington no 1. On est passé du chien de fusil à l’alphabet. L’industrie de la machine à écrire est née. Elle porte en elle le souvenir de la gâchette, sa genèse. Quand on appuie sur une touche, on tire une lettre. Ça fait tchac ! Il y a là l’écho des détonations passées. Tous ces écrivains qui se sont suicidés, c’est à force de tirer toutes ces lettres comme des balles. Ils sont les victimes d’une lettre perdue.
p. 90-91