À tous égards, le bouquin est du meilleur Racine. Les arts s’y expriment un à un sans effort ni artifice, les questionnements se déploient jusqu’aux assises de l’âme sans moralisme ni prétention, les personnages périphériques nourrissent le thème central sans sacrifier leur identité ou leur originalité. Quant à l’écriture, elle conserve en toutes ses sinuosités élégance et précision. C’est beau, prenant, bellement déroutant.
Mais, tout de même, que viennent dire des vautours dans un cheminement littéraire ? Rien de moins que l’essentiel : « Les vautours avaient raison : nous sommes indignes de vivre sur la terre ». Car tel est le scandaleux paradoxe : ces charognards que nous accablons de nos dégoûts respectent leur mission avec plus de rigueur et de noblesse que les humains. Eux ne tuent pas. Ils se bornent à retourner au cycle vital les êtres dont le cœur a cessé de battre. Plutôt que d’imiter ces « beaux chéris », l’humanité se targue de moralité lorsqu’elle invite un bourreau à décapiter ses semblables : « Toute cette boucherie au nom d’une croyance, d’une politique. Les vautours ont raison. Nous sommes bêtes et décevants ».
La trajectoire de nombreux humains révèle plus de discontinuité et d’illogisme que celle des animaux. Gabriella chante avec tout son professionnalisme et sa lucidité, mais son père oscillait entre les performances du pilote hors norme et les petites fièvres de l’alcoolique et du sauteur. Léda consacre de pleins cahiers de croquis aux vautours ou à la lionne du zoo, mais son père monologue dans ses délires, sa mère enfile les perles en chapelet pour servir une foi exsangue et son frère s’emploie à rentabiliser son machisme. Heureusement, l’art intervient et gomme ces ruptures. Gabriella, invitée à interpréter à Vence la composition d’un musicien peu connu, s’investit dans une préparation qui tient de l’intériorisation plus que de la technique. Elle se met à l’écoute de celles qui se sont consacrées à l’enseignement de l’essentiel, elle dialogue avec La dame à l’hermine du musée Czartoryski de Cracovie, elle tente de remonter le temps en visitant Auschwitz : tout cela pour s’approcher du « pourquoi » auquel les humains ne se soustraient jamais sans démériter et chanter vrai. Gabriella jette ainsi sa passerelle entre la sombre chapelle de Rothko implantée en sol étatsunien et la lumineuse chapelle du Rosaire créée par Matisse à Vence. Ce sera la réponse de Gabriella au verdict des vautours sur les humains : c’est en parfaite empathie avec la douleur et la dignité humaines qu’elle chantera à Vence Trois airs pour un opéra imaginaire de Claude Vivier. Elle y investira jusqu’au dernier battement du cœur de remplacement qu’on lui a transplanté depuis la poitrine d’un astronaute mourant. Le lecteur ne peut que faire silence.