« On se dit que l’instant va filer comme une truite qu’on essaie d’attraper à mains nues » (« Des moments de clarté absolue »). Bien qu’il soit en proie au doute et qu’il s’en satisfasse, Charles Bolduc est à sa façon un analyste de son époque à la pensée pénétrante. Par cet art qu’il a de capter sur le vif ces petits instants fugitifs, il arrache ses nouvelles d’un matériau nommé la vie, comme d’autres, plus torturés, délivrent de leur cœur des poèmes ciselés. Les truites à mains nues est un recueil dense, travaillé, de trente nouvelles très brèves, dépassant rarement les cinq pages. L’auteur avait publié en 2006, également chez Leméac, Les perruches sont cuites.
Dans ces portraits des petites névroses triviales, Bolduc s’aventure dans des zones peu fréquentées, vertigineuses ; ainsi cet homme bizarre qui aime se parler à lui-même : « Je composais des opéras à l’usage exclusif des indicateurs du tableau de bord, flinguant sans fin ma voix sur les épaves du silence » (« Les voix ont presque disparu »). Parfois l’humour noir proche de celui d’un Roald Dahl propulse le texte vers une impasse d’une absurdité déroutante qui laisse béat d’admiration consternée (« Plusieurs centaines de Michel Tremblay »).
Mais bien plus que ses histoires en mode mineur, c’est la langue précise et nuancée de Bolduc, fébrile, aux tournures souvent étonnantes, qui provoque l’adhésion. Ces rêveries du glandeur solitaire au parcours papillon proposent au final une ode lucide à la vie. Avec une perspicacité crue, le nouvelliste fait la démonstration que l’humain est une créature à la fois intelligente et insignifiante qui s’affaire à d’ambitieux ou de bien frivoles projets. Les personnages qui composent le recueil de Charles Bolduc, à force de « tordre le torchon de l’existence », exposent en effet toute la vanité de l’activité humaine. Et c’est par les charmes de l’écriture que l’auteur tente, trente fois plutôt qu’une, de débusquer l’essence de ce qui compose la trame de nos futiles existences.
Les truites à mains nues est de ces livres que l’on doit, une fois lus, abandonner sur un banc de parc ou un siège d’autobus, sachant avec certitude qu’ils produiront un effet radieux sur celui qui osera l’arracher à l’absence du regard.