Le 7 juin 2012. Je me réveille à l’hôpital, retenu par mes plaies et celles de l’Autre, tous boyaux pendant de mon corps. Une grande fatigue me ronge. Peu à peu le cœur se défait, fier de son forfait. Oui il est veule, le cœur. Il ne connaît que la possession et la destruction dans le passé, le présent et le futur. À l’enseigne de la vie, il ne s’évade jamais de la nature. Le cœur connaît l’horizon de ses châtiments quotidiens, avec ou sans anesthésie. Et les heures passent, lentes et toujours à digérer.
La mort n’a pas voulu de moi. Encore une fois. Je regarde mon ventre. Il est une surface lunaire labourée de balafres et de cratères. Pourtant, il est scarifié, mon corps, depuis ma naissance. Le téléphone sonne. Dans la chambrée les malades se figent dans leurs regards effarés. À bout de bras, je saisis le combiné en grimaçant de douleur. C’est Marie-Line qui s’enquiert de ma santé. Puis elle me souligne que cela fait cinq ans que j’ai été opéré du cancer… par le même chirurgien… dans la même plaie… et dans le même hôpital. « C’était le 7 juin 2007. Tu ne t’en souviens pas ? Cinq ans, jour pour jour. Cinq ans, c’est la rémission de ton cancer… et c’est aussi une synchronicité ! » Eh ben, je la fêterai plus tard, ma synchronicité, sans café et sans cafard. Pour le moment, de l’aube au crépuscule, je remets ma démission à la réalité, et le rêve au vestiaire. Je fêterai ma vie toujours étrangère à l’ornière de l’Autre, même si je sais que toute synchronicité est imprévisible et ses conséquences, radicales. Cela m’inquiète. Synchronicité ? Oui, ces événements reliés par le sens et non par la cause selon la définition de Carl Gustav Jung. Et les heures trépassent sans tenir compte de mes mesures.
Maintenant dans la chambrée, qu’un silence ponctué de soupirs appuyés. Sur ma table de chevet je saisis Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, livre inquiétant parce que prophétique. Sous ce dernier j’entends crier 1984 de George Orwell, livre terrifiant et tout aussi prophétique. Ces deux livres ont longtemps nourri mes nuits d’insomnie. Voilà deux mondes antinomiques mais avant tout totalitaires… Dans 1984, au ministère de la Vérité une nuée de gratte-papier réécrit sans cesse le passé afin de préserver l’infaillibilité du Parti. Dans Le meilleur des mondes, le passé devient objet d’éducation des Alpha dénaturés sous la forme d’une réserve amérindienne où végètent les restes d’une humanité décomposée. Enfin je me risque au Meilleur des mondes, je tombe sur la nouvelle préface de l’auteur datée de 1946, je souligne les passages suivants :
« Le thème du Meilleur des mondes […] est le progrès de la science en tant qu’il affecte les humains ». Je note dans la marge : « Progrès de la science déshumanisée ».
« Les sciences de la matière peuvent être appliquées d’une façon telle qu’elles détruiront la vie, ou qu’elles rendront l’existence inadmissiblement complexe et inconfortable. » Fiévreux, j’écris sur le vieux signet que l’humanité n’est plus contrôlable. Tôt ou tard, elle s’effondrera sous le poids de ses lois tyranniques et de ses contradictions internes. De plus, la vie moderne génère un stress à flux tendu impossible à réconcilier avec nos plus nobles aspirations. Apparaît alors une multitude de maladies physiques et mentales dites de civilisation.
« Nous pouvons envisager une période, non pas, certes, de paix, mais de guerre limitée, qui ne soit que partiellement ruineuse. » Je suis de plus en plus inquiet car nous vivons depuis 1945 un état de guerre plus ou moins froide.
« Il est probable que tous les gouvernements du monde seront plus ou moins totalitaires. » Une société de plus en plus complexe et développée exige… de plus en plus de contrôles et de contraintes qui empiètent forcément sur les libertés individuelles. La surveillance électronique généralisée est à nos portes, entre les drones inquisiteurs et les gentils espions venus du froid Facebook, pour ne nommer que ces derniers. Bref, notre précieuse vie privée est en lambeaux.
« À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. Et le dictateur […] fera bien d’encourager cette liberté-là. » La cause est entendue, même par les sourds. C’est la nouvelle soupape de sûreté de la tyrannie ! Dans l’Empire romain, il y avait le pain et les jeux. À cela, l’oligarchie mondialiste ajoute aujourd’hui le cul à toutes les sauces.
« Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence des drogues […], la liberté sexuelle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort. » Sur ce point, la messe est dite, et bien dite. Tous les paradis sont artificiels et les plafonds bas exercent leurs dérisoires libertés résiduelles dans de minables arènes locales, loin des véritables cercles du Pouvoir. Cela ne suffit pas à « faire aimer aux gens leur servitude » ? Heureusement qu’il existe des activités compensatoires comme les sports de masse et les littératures d’évasion où les héros et personnages ne remettent jamais en question le Léviathan parce que créateurs aveuglés et spectateurs manipulés ne peuvent tout simplement pas le conceptualiser. « Occupez les gens pour qu’ils ne pensent pas », disait un personnage de Ray Bradbury dans Fahrenheit 451… Le bonheur n’est-il pas dans la béatitude du Béotien ?
Je frissonne ; j’ai le vertige ; je transpire. Épuisé, mon corps désormais condamné au jeûne et à la soif, le livre tombe sur ma poitrine ; je m’en vais doucement dans les bras de morphine.……………………………. On me secoue. Dans le cirage, je distingue un sourire. Le sourire d’un ange. Cela me réconcilie avec les ilotes alités qui pérorent encore sur leurs aléas, à des années-lumière des monstres froids qui, au sommet de la chaîne alimentaire, ordonnent leur vie et leur mort. Puis l’infirmière enfonce une aiguille dans mon ventre : j’ai en moi tant de réalités coagulées que je ne peux seul métaboliser. Même en souriant.
« Léviathan ? C’est-tu une nouvelle marque de voiture ? » claironne alors une voix gouailleuse venue de nulle part. C’est ma conscience… ma mauvaise bonne conscience qui me nargue avant de larguer : « Il n’y a rien à faire avec toi. Tu n’es pas de ce monde parce qu’il ne peut reconduire tes synchronicités au bazar du hasard, parce que tu ne veux plus être la nature dans toute son incompétence ». Sur un soupir je la congédie, ma conscience. Je retourne à mes rêves perclus de réalités.
Hugues n’a pas appelé. Il a plutôt envoyé un courriel d’encouragement à Charlotte. Cela est juste et bon. J’ai bien fait de l’éloigner de moi et de mes terrifiants hasards. Il ne mérite pas de partager l’enfer de ceux qui rêvent et qui savent. Il ignore que, pour être libre, il faut être avant tout sage et sauvage. Dans l’ordre et le désordre. D’autant plus qu’il est très difficile de concilier ces deux extrêmes sans s’attirer les foudres des croquants et des bien-pensants. Ça fait que je me retrouve seul. Bel et bien seul… dans une solitude entourée d’oracles bienveillants, de muses discrètes et de veilleurs supérieurs.
Je regarde ma table de chevet. J’hésite avant de tirer à moi 1984. La terreur ne m’inspire pas, ne m’inspire plus même si ce livre illustre une métaphore géniale du monde d’aujourd’hui, mais une métaphore aux arêtes émoussées par les brillantes extrapolations scientifiques et philosophiques du Meilleur des mondes. En effet, notre société est un curieux mélange de terreur (11-septembre avec instrumentalisation du terrorisme, flicage sur fond d’insécurité généralisée, climat apocalyptique, état de perpétuelle guerre froide) et d’une bien relative douceur (abondance de drogues légales et illégales, libertinage, anomie).
Nous sommes en présence de deux modèles de dictatures scientifiques en concurrence. Lequel l’emportera ? Peu avant sa mort, dans un plaidoyer pro domo, Huxley avança que « le modèle du Meilleur des mondes est probablement plus efficace que celui de 1984. Si vous pouvez obtenir le consentement de la population sur son état de servitude, la nature de l’ultime révolution que nous devrons affronter est précisément ceci : nous sommes dans le processus de développement d’une série de techniques qui permettra à l’oligarchie de faire aimer à la population sa propre servitude1 ».
Comment en est-on venu à vivre dans un monde à la fois enchaîné et délité, après toutes les alertes lancées de génération en génération par les sages, les philosophes et les créateurs ? Mystère… Peut-être avons-nous précipité une supersynchronicité à l’échelle planétaire, par la communion inconsciente de millions de lecteurs d’œuvres de science-fiction ? Ce faisant, peut-être avons-nous détourné le sens des intarissables virtualités quantiques vers un futur sombre et pessimiste ? Peut-être avons-nous inconsciemment adressé ces anticipations vers un futur qui harnache et détourne à son tour le présent ? Enfin, sommes-nous en train de décorer les murs de notre future prison avec les cauchemars des lecteurs endormis ? Si l’une ou l’autre de ces hypothèses s’avèrent, alors l’actuelle culture du futur est dangereuse, extrêmement dangereuse. No future, donc ? Non, trop de futur !
Faut-il pour autant ignorer les graves problèmes soulevés par l’omniprésence actuelle d’une science dévoyée qui mine les chances de survie de l’espèce humaine ? Bien sûr que non ! Je dis qu’au lieu de se distraire avec les futurs cauchemardesques, il faudrait plutôt arrêter, sinon freiner la toute-puissante science avant de penser collectivement un futur positif en maîtrisant le monstre technologique qui nous dévore peu à peu. Sans une radicale remise en question de notre civilisation à la science trop bien pendue, je ne vois pas de solution à l’équation humaine aux prises avec le mouvement désordonné de ses émotions. Comme le disait si bien Huxley, « la réalité ne peut satisfaire notre désir, et notre acharnement à poursuivre notre désir au fil de l’histoire est une folie, une ‘insanity’, et cette folie nous mènera à notre perte ». Bref, les phantasmes actuels de tous seront demain l’enfer de chacun.
Voici que l’ange à la seringue revient me tirer de mon « songe de chagrin idiot » (Rimbaud). Une fois de plus elle me sourit, et je souris. Aussitôt elle me plante une autre aiguille dans mon ventre, même si je n’ai plus rien à coaguler. Je vois tout à coup une humanité de veaux anesthésiés en route pour l’abattoir ; je vois mes inquiétantes synchronicités face à la nuée des futurs cauchemardesques. Maintenant je sais qu’il faut quitter les ornières de ce monde avant d’entrer dans le rêve définitif.
1. Extrait d’un discours d’Aldous Huxley donné à Berkeley, le 20 mars 1962.