À la fin de son roman M. (L’instant même, 2010), Hans-Jürgen Greif évoque une photographie qui a été conservée au musée historique de Vienne. On y aperçoit Stefan Zweig et sa femme Lotte étendus sur le lit d’une chambre à Petrópolis en 1942, après leur suicide. Zweig, malgré une tenue décontractée, est élégant, comme à l’accoutumée : complet sport, cravate noire, chemise marron. Lotte Altmann étreint le cou de son époux « dans un geste de mauvaise tragédienne », écrit Greif. Zweig, résolu de quitter la vie avec dignité, se voyait immortalisé « avec la bouche béante, la mort lui ayant relâché les muscles ». La vision est touchante et sinistre à la fois.
Il est difficile de lire ce volume de Correspondance 1932-19421 sans songer à ce funeste dénouement de février 1942. Si les premières lettres évoquent surtout différents aspects de l’activité littéraire de Zweig (ses lectures, ses projets de livres ou de traductions, ses conférences, notamment au sein du PEN club), si d’autres relatent diverses anecdotes (telle la rencontre, orchestrée par Zweig, entre Dalí et Freud), la plupart sont obscurcies par le chaos engendré par la montée du nazisme. Dès le départ – la nomination de Hitler par Hindenburg à la chancellerie d’Allemagne, les premières persécutions contre les commerçants juifs ou les autodafés de 1933 –, Zweig redoute le pire. Bien que peu enclin à la politique, il se révèle vite comme un témoin lucide et inquiet : « […] je ressens cette époque comme une pression de la plus cruelle espèce », écrit-il en 1937. Toute perspective d’avenir s’efface peu à peu. Zweig comprend que les Européens de sa génération et de sa famille d’esprit appartiennent à un monde disparu.
C’est en Viennois que Zweig juge la débâcle de son époque : « Il faut avoir grandi à Vienne pour savoir l’ampleur gigantesque du meurtre de masse qui y a commencé », écrit-il en 1938. C’est aussi en humaniste qu’il commente les faits : « L’humanité s’élève, l’homme est rabaissé – on jette notre vie en pâture au délire de la meute, du troupeau, de l’État ». Il est significatif qu’Érasme et Montaigne aient compté parmi ses dernières lectures de chevet. Eux aussi ont opposé l’indépendance de l’esprit à la folie meurtrière de leur temps.
Jusqu’à récemment, on disposait d’une connaissance plutôt éparse de l’œuvre de Zweig épistolier. Certains échanges avaient fait l’objet de publications ponctuelles, telle la correspondance avec Friderike (sa première épouse) ou avec Freud, Schnitzler, Strauss et Verhaeren. Il a fallu attendre l’édition critique de la correspondance de Zweig, entamée en 1995, pour acquérir une vision plus complète. Les deux premiers volumes couvrent respectivement la période 1897-1919 et la portion 1920-1931. Avec ce troisième volume, qui vient boucler la boucle, les éditeurs Knut Beck et Jeffrey B. Berlin ont voulu préciser l’image que les lecteurs ont de Zweig.
Ce livre est un document précieux à plus d’un titre. D’abord, il vient pallier l’absence d’écrits autobiographiques de la part de Zweig. Celui-ci eut beau qualifier Le monde d’hier d’« autobiographie », ce n’était pas tant de lui qu’il était question dans ces « Souvenirs d’un Européen » que de ses contemporains viennois de la Belle Époque. Les lettres que Zweig a rédigées durant les dix dernières années de sa vie nous aident ainsi à retracer les bouleversements qui ont assombri son quotidien. On découvre notamment comment ce grand collectionneur d’autographes et d’articles divers (il possédait, par exemple, un secrétaire, une caissette d’argent, une table de travail et un violon ayant appartenu à Beethoven) a été réduit au nomadisme. On assiste, également, à son combat pour conserver sa dignité, son indépendance d’esprit : « […] j’ai quitté ma maison, j’ai abandonné mes livres, mes collections pour sauver la chose unique – ma liberté », affirme-t-il. La liquidation de sa maison de Salzbourg ou son divorce d’avec « Fritzi » (Friderike Maria Zweig) donnent d’ailleurs lieu à des passages émouvants.
La valeur de ce livre provient également de la gravité du propos. Zweig, qui adressait des missives (jusqu’à quinze par jour !) à la fine fleur des lettres allemandes du temps : Hermann Hesse, Klaus et Thomas Mann, Joseph Roth, Alfred Döblin, Franz Werfel, parmi d’autres, n’entretenait jamais la moindre illusion. Son impuissance n’avait d’égales que sa compassion et son amertume. En ce sens, Correspondance 1932-1942 est à lire dans le prolongement du magnifique Monde d’hier.
On comprend mieux, maintenant, les ramifications qui lient les dernières œuvres de Zweig à leur contexte historique. Les années 1932-1942 correspondent à une période où Zweig a beaucoup travaillé, en partie par « nécessité extérieure » (le gouvernement autrichien avait gelé ses avoirs bancaires), en partie par « désespoir intérieur ». Rédigeant ses biographies de Marie-Antoinette et de Marie Stuart, ses essais sur Érasme, Magellan et Montaigne, de même que ses souvenirs (Le monde d’hier), travaillant à son Balzac qu’il percevait comme son grand œuvre mais qui devait rester inachevé, Zweig a cherché dans l’histoire des motifs de consolation. Incurablement nostalgique d’un héritage des Lumières que la barbarie du XXe siècle venait d’anéantir, Zweig a petit à petit sombré dans la mélancolie, le désarroi, puis le désespoir, la lassitude et le dégoût, avant de toucher le fond de l’abîme et de ne plus pouvoir percevoir la moindre lueur d’espoir. Ce volume rassemble ainsi des lettres d’adieu.
Étonnamment, on ne retiendra pas uniquement l’état dépressif des dernières années de Zweig. L’écrivain reconnaissait lui-même que « l’aurore » reparaîtrait au terme de cette « longue nuit » au cours de laquelle l’Europe s’autodétruisait. Il n’avait pas la patience d’attendre… Correspondance 1932-1942 célèbre la grandeur de l’esprit, la beauté de la liberté et l’amour des livres. Zweig y offre, de plus, un saisissant témoignage d’amitié, que ce soit avec Ben Huebsch (son éditeur américain chez Viking Press) ou avec Romain Rolland, ce frère d’âme avec qui Zweig a échangé (en français !) plusieurs lettres vibrantes.
1. Stefan Zweig, Correspondance 1932-1942, Trad. de l’allemand par Laure Bernardi, Le Livre de Poche, Paris, 2010, 506 p. ; 14,95 $.
EXTRAITS
Mon cher ami, je vous réponds aujourd’hui le 10 mai, jour de gloire où mes livres flambent sur le bûcher à Berlin en face de l’université où j’ai parlé de vous devant 1000 personnes, en face du théâtre où on a joué des pièces de moi. On vous a fait le grand tort de vous épargner – on n’a pas lu votre mot contre l’Allemagne nouvelle ! C’est un grand jour pour moi – ce qui le voile un peu est la lâcheté des autres. Depuis qu’on a lu mon nom sur une liste, presque aucun mot de l’Allemagne. On a peur de m’écrire.
Lettre à Romain Rolland, 10 mai 1933, p. 77.
Et maintenant entre nous : je suis quasi sûr que je quitterai Salzbourg cet automne. Il est impossible de vivre dans un milieu de haine, à deux pas de la frontière allemande. J’ai hésité longtemps. Mais maintenant je suis décidé à quitter tout, ma maison, mes livres, mes collections. Je n’ai plus l’ancienne joie de ces choses, je sens que tout ce qu’on possède a le pouvoir de diminuer la liberté intellectuelle et personnelle. Je ne sais seulement pas encore où m’installer. […] Il est bien dur, après trente ans de travail honnête, de venir dans un pays comme un fuyard, comme exilé.
Lettre à Romain Rolland, 10 juin 1933, p. 83-84.
Les idées n’ont pas de véritable patrie sur terre. Elles sont suspendues dans l’air entre les peuples, entre les hommes, et il n’y a pas une connaissance, une croyance, une religion qui ne combine ce qui lui est propre à ce qui est emprunté, de même qu’il n’existe pas non plus d’invention pure : tout ce qui est inventé est trouvé.
Lettre à Freud, 2 mars 1938, p. 311.
Ne serait-ce pas une bonne chose peut-être, si tu as du temps devant toi, de faire un portrait de Vienne et de notre jeunesse, et, tant qu’à vivre dans les souvenirs, de les ressusciter de façon intensive, c’est-à-dire productive ? J’ai moi-même l’intention d’écrire un jour un tel livre, qui ne soit pas une autobiographie, mais un écho de cette culture austro-judéo-bourgeoise qui a culminé en Mahler, Hofmannsthal, Schnitzler, Freud… Car cette Vienne et cette Autriche-là ne seront jamais plus et ne reviendront plus. Nous sommes les derniers témoins.
Lettre à Felix Braun, 20 juin 1939, p. 366.