À contre-courant des discours catastrophistes, le sociologue réexamine, nuance et redéfinit trois utopies fermement ancrées en nous et considérées comme « nos mythes majeurs » : le progrès, le bonheur et la capacité de maîtriser le monde et l’inconnu.Au-delà de ses qualités évidentes, Vers l’abîme ? se distingue des autres essais sur « la crise actuelle » par sa manière de poser le problème des utopies – sous un angle inattendu – et par les solutions proposées, qui sont d’une clarté lumineuse, sans simplification outrancière. Dans une de ses reformulations dont il détient le secret de fabrication, Edgar Morin soutient que, dans notre ère caractérisée par une « crise de l’âme » apparemment généralisée, « la plupart des solutions sont devenues, sans cesser d’être des solutions pour autant, des problèmes ». Nous touchons ici la matrice de sa pensée. Ainsi énonce-t-il cette piste de solution pour sortir de la crise actuelle : « dépasser l’idéologie économistique qui donne au marché mondial la mission de réguler la société-monde, alors que c’est la société-monde qui doit réguler le marché mondial ». Prenant exemple sur le concept de progrès, avec ses mirages et ses dérives, le développement constituerait désormais un projet à double face : il y aurait un développement nécessaire, mais aussi son penchant négatif, axé sur la consommation débridée et le déficit sous toutes ses formes. Déjà, dans La voie. Pour l’avenir de l’humanité (2011), récemment réédité, Edgar Morin prônait une décélération au lieu d’une fuite en avant, tant sur le plan économique que sur le plan humain, puisque la spirale de la surconsommation se rencontre dans diverses sphères. Ailleurs, à propos de la culture et du milieu de l’édition, où les nouveautés ont une durée de vie d’environ deux mois dans les librairies (avant d’être remplacées par d’autres parutions, toujours plus récentes), Edgar Morin décrit – dans une sorte de mise en abyme – l’avènement d’un nouveau livre comme un processus en mouvement constant, que les auteurs voudraient sans cesse retoucher, perfectionner et parachever : « […] une œuvre littéraire mûrit à partir d’objectivations successives qui permettent à l’écrivain de se détacher de cet embryon qui est sorti de ses ‘entrailles mentales’ ». Comme toujours avec Edgar Morin, chaque chapitre devient un vivier de références bibliographiques concernant des penseurs dont il sait extraire une idée inspirante ou une piste de réflexion, qu’il s’agisse de La tradition du nouveau, de Harold Rosenberg ou, pour mentionner un ouvrage primé, Le passé d’une illusion, de l’historien François Furet.Edgar Morin conclut sur les avancées qui ont marqué un véritable progrès social depuis trois siècles : « la laïcisation, la pluralité des idées, la libre-pensée, la pensée critique et autocritique ». Mais on sait de nos jours que ces gains sur l’obscurantisme ne sont pas universels. Néanmoins, en dépit de ce que sous-entend son titre, Vers l’abîme ? est un livre important, salutaire, et restera, selon moi, l’essai le plus optimiste de l’année.
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