Est-il concevable que nous puissions écouter Bach, confortablement assis dans un fauteuil, alors que se déroule devant nos yeux l’exécution de femmes et d’enfants ? Voire que les bourreaux puissent rentrer chez eux sans être importunés et retrouver les leurs au terme d’une banale journée de travail ?Plusieurs auteurs se sont attaqués à ces zones sombres du comportement humain, dont Hannah Arendt, qui a patiemment et rigoureusement décortiqué les racines du mal qui ont conduit à la Shoah. En faisant ressortir la banalité du processus mis à nu, qui reposait notamment sur la déresponsabilisation des intervenants, elle en a démontré la froide et terrifiante efficacité. L’instinct de survie et la peur devant un danger imminent peuvent modifier notre comportement de façon irréversible, et modifier les préceptes moraux auxquels nous nous ralliions et adaptions jusque-là notre conduite. Le monstre de la mémoire, de Yishaï Sarid, aborde cette délicate question sous l’angle de la fiction.Le roman prend la forme d’une lettre qu’adresse un jeune historien israélien au président de Yad Vashem, l’institut international pour la mémoire de la Shoah. Ayant dû renoncer à la carrière diplomatique à laquelle il aspirait, le rédacteur de la lettre, dont le nom est tu comme pour mieux faire écho aux milliers de disparus, relate à son vénérable interlocuteur comment il a été amené à poursuivre des études en histoire qui l’ont conduit à se spécialiser sur les processus d’extermination mis en place par les nazis dans les camps de la mort en Pologne. À défaut d’obtenir un poste de diplomate ou de professeur dans une université, le voilà devenu guide-accompagnateur de groupes de lycéens et de jeunes recrues. Les visites, qui s’étendent souvent sur plusieurs jours, se déroulent en Pologne, où sont conservés les vestiges des camps de la mort. Le frais émoulu docteur en histoire est ainsi obligé de s’éloigner régulièrement de sa femme et de son fils pour s’acquitter de sa mission, préserver la mémoire du passé et maintenir vivant dans l’esprit des jeunes générations l’immense sacrifice des générations précédentes ayant conduit à la naissance d’Israël. L’objet véritable de la longue missive se dévoile au fur et à mesure que nous sont relatés le déroulement des visites et l’impact que produisent ces dernières sur les lycéens et les jeunes recrues militaires bientôt appelées à servir sous les drapeaux. L’investissement personnel et professionnel du jeune docteur, qui voit bientôt avec fierté sa thèse publiée par un éditeur, fait face à l’indifférence des groupes d’élèves. Plus le protagoniste met d’ardeur et de rigueur dans la préparation et la prestation de ses visites, plus le désintéressement qu’il éveille auprès des jeunes le désole et l’irrite, ces derniers se comportant comme n’importe quel groupe d’élèves à qui l’on veut imposer la vénération d’une mémoire collective, ici glorifiée. Une colère sourde grandit au fil des pages, et l’on devine qu’un événement malheureux a dû se produire pour justifier le renvoi du docteur devenu guide-accompagnateur et l’envoi d’une aussi longue missive au président de Yad Vashem. La participation à un projet de propagande national filmé, supervisé par l’armée, lui ouvre les yeux. Loin de servir à rappeler ce qui s’est passé dans les camps de la mort – rôle de l’historien –, ses connaissances servent plutôt à réécrire l’histoire dans un tout autre but, sans égard à la véracité des faits. D’où le titre du roman, dont l’impact est d’autant plus percutant qu’il nous est livré sous l’angle de la banalisation du tourisme de l’horreur. Un roman qui se lit d’une traite, et qui colle à la mémoire.
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