Les fins palais apprécient ce champignon délicat qui pousse parmi les reliquats charbonneux d’incendies forestiers. Si la morille de feu vole la vedette des tables gastronomiques, la savourer dans un récit est chose beaucoup plus rare. C’est probablement à une première, en fait, que nous convie Thierry Dimanche dans Cercles de feu, un road novel sylvestre, dégoulinant de testostérone, à cheval entre le western fordien et les récits d’aventures nordiques à la Jack London.La valeur des morilles de feu a engendré un nouveau Klondike qui draine les cueilleurs aventureux vers les confins boisés du Canada. Les pépites grisâtres ont ainsi remplacé leurs homologues aurifères. En Colombie-Britannique et au Yukon, nous apprend l’un des narrateurs de Dimanche, certains chercheurs se font littéralement braquer leurs récoltes. Dans ce domaine, la compétition est féroce et cela peut parfois jouer dur, doit-on d’emblée comprendre.L’essentiel de Cercles de feu se déroule pour sa part dans le nord du Québec et de l’Ontario. Deux expéditions de cueillette en font l’objet, racontées par trois voix qui se relayent à la narration. Trois hommes dont le point commun est d’être célibataires et d’avoir une monumentale tête de cochon : Thomas, le mycologue en chef ; Claude, un quarantenaire divorcé, préposé à la logistique ; ainsi que Paul-Marie, une vieille âme ronchonne assignée à la barre d’un GPS capricieux. À eux trois, ils forment le noyau d’un récit auquel viendront se greffer ponctuellement d’autres colorés spécimens de la faune des forêts, du convoyeur de bois de coupe au conducteur de niveleuse, en passant par l’érémitique illuminé en rupture de ban.En quête du « Grand Caboum », la Talle d’entre les talles, ces compagnons sillonnent durant un premier voyage les brûlés environnant Péribonka. Superbement évocatrice, la description de ces prospections impressionne par sa capacité à offrir une texture singulière au monde pelé des habitats « pyrodépendants » : « À plat ventre dans la cendre et les branchages, je sentais toute la chaleur emmagasinée dans ce tapis où plombait le soleil. On se serait cru sur un gros animal endormi, paresseusement couché dans la lumière ». Des passages de la sorte, où le territoire prend littéralement vie sous nos yeux, on en trouve à foison.On peut présumer qu’une connaissance concrète des milieux décrits par le primoromancier le sert pour le mieux. Après tout, Thierry Dimanche, alias Thierry Bissonnette, poète et professeur à l’Université Laurentienne, n’a-t-il pas déjà consacré un ouvrage à la question des champignons sauvages (Champignons sauvages à découvrir) ? Une chose est certaine, c’est que ce genre de personnification qui fait image, combinée au riche lexique du réel, compose invariablement – c’est là une des forces admirables du roman – des portraits de la nature à la fois crédibles et pittoresques.Cette tournée initiale en périphérie péribonkoise laisse toutefois l’équipage bredouille. Celui-ci arrive soit trop tôt pour le graal alvéolé, soit trop tard, derrière les membres d’une association mycologique bien renseignés. La saison suivante sera plus souriante. Quelque part dans le nord ontarien, les comparses tombent sur la manne providentielle. Verpes et gyromitres de l’année précédente ont laissé place aux essaims de morilles dont la profusion devient difficile à gérer. La nature rêche des paysages carbonisés est alors éclipsée par la nature humaine dans toute sa splendeur. Lorsque les hommes se trouvent devant la possibilité d’obtenir quelques poignées de morilles de plus, quand l’odeur du profit se mêle aux âcres effluves du tapis végétal, les petites trahisons débutent, les alliances se distendent. Claude sous-traite, en mobilisant une seconde équipe de cueille à l’insu de ses partenaires. Paul-Marie s’égare sans que personne se soucie de lui. Thomas perd patience, assommé par l’égoïsme de Claude. La construction narrative nous permet d’observer la détérioration des relations d’après le point de vue de chacun.Cela part réellement en vrille quand les cocktails de speed, de coke, de bourbon et de bière se mettent à enflammer les dernières soirées passées au clair de lune. Pour marquer le coup de cette frénésie, le récit se précipite et gagne en vitesse. Les gueules de bois tendent les nerfs comme des cordes de guitare, en plus des conditions de travail en plein air qui soumettent les cueilleurs à rude épreuve. Si ces derniers savent désormais que la nature est prodigue, ils apprennent aussi son impitoyabilité : moustiques, pluie, vent, sable, suie et zones accidentées testent les plus inflexibles volontés. C’est dans cette ambiance enfiévrée, de cette même fièvre, peut-être, éprouvée par l’orpailleur en son temps, que l’on file tout droit vers une finale fignolée par un artificier. Emporté par la tragique ivresse du bourbon, la conscience grillée par le speed, Claude deviendra lui aussi « pyrodépendant », ce qui le mènera à sa perte.Le premier roman de Thierry Dimanche est un feu roulant d’actions dont les amateurs d’aventures ne feront qu’une bouchée. En plus d’être un charme de précision, l’écriture sait décrocher de francs sourires. Quiconque s’est déjà aventuré dans les bois pendant plus d’une journée se sentira d’ailleurs interpellé par une savante typologie du chieur en zone forestière. Est-il besoin d’ajouter que le trio de coureurs des bois nouveau genre nous entraîne bien loin de l’image du mycologue tranquille, qui sifflote gaiement dans les sous-bois, en se penchant au-dessus d’une grappe de chanterelles ? Par moments, vers la fin surtout, on croirait plutôt assister à une idée de Jocelyne Saucier – à qui l’auteur offre quelques clins d’œil complices – développée par Hunter S. Thompson. Un vrai régal.
ESPACE PUBLICITAIRE
DERNIERS NUMÉROS
DERNIERS COMMENTAIRES DE LECTURE
Loading...