Célébrée dès la parution de son premier roman, Sourires de loup, l’auteure publie cette fois un recueil de nouvelles, Grand Union, qui confirme, si besoin était, le talent de conteuse de l’écrivaine anglaise, née à Londres en 1975.
Le recueil regroupe dix-neuf nouvelles, de longueur et de style variés, dont plusieurs ont préalablement paru en revue, dont le New Yorker. On aurait pu craindre que nous soit offerte une collection hétéroclite de nouvelles écrites au fil des ans, répondant à une commande, sans qu’un projet particulier ne préside au regroupement de ces textes. Or, il n’en est rien, du moins pas totalement. Le recueil aurait toutefois gagné à être resserré dans sa composition, notamment en retranchant certains textes afin d’accentuer son aspect unifié. Ne boudons pas pour autant notre plaisir.
Le recueil s’ouvre sur la nouvelle intitulée « Dialectique », qui met en scène une mère et sa fille sur une plage aux États-Unis. La mère déclare qu’elle aimerait être en bons termes avec tous les animaux au moment où elle mange une cuisse de poulet rôti. S’ensuit le procès de cette dernière par sa fille qui ne lui pardonne pas d’avoir quitté son père, comme elle ne lui pardonne pas non plus d’avoir acheté cette cuisse de poulet produite dans une usine d’abattage. La juxtaposition des deux reproches adressés à la mère illustre la manière Zadie Smith pour illustrer un point de vue. D’une redoutable efficacité, la nouvelle met à nu le choc des valeurs entre la mère et sa fille, et brosse le portrait d’une société à laquelle refuse d’adhérer cette dernière. Le meilleur du recueil repose d’ailleurs sur le regard que porte Zadie Smith sur la société américaine (nombre de références ancrent les textes dans les dernières années que nous venons de vivre). Le texte qui suit, « L’éducation sentimentale », joue sur deux époques : celle où les protagonistes sont au collège et se livrent à diverses expériences, et celle où ils se retrouvent parents et doivent à leur tour élever leurs enfants. Aux défis qui se posent à eux, s’ajoute ici celui de la différence raciale lorsqu’on se trouve à être les seuls Noirs sur un campus américain. Même si cette nouvelle est un peu plus laborieuse, elle expose un univers plus cru, ce que viennent parfois souligner des métaphores fortes et inusitées.
Les tout inclus n’échappent pas à l’ironie mordante de Zadie Smith qui illustre à quel point on parvient à extirper le sens même de l’existence en promettant le paradis à tous venants. On soupçonne l’auteure d’avoir écrit cette nouvelle au retour d’une semaine de vacances dans l’un de ces endroits idylliques. Dans d’autres nouvelles, le lecteur fera la rencontre de deux sœurs, dont l’une a été membre des Black Panthers, d’un itinérant qui emprunte l’apparence physique d’Abraham Lincoln, d’une enseignante et d’un enfant bègue qui a honte de ses parents marionnettistes, d’un peintre autrichien qui vit reclus dans une forêt en Hongrie, de vieux punks et de leurs humeurs changeantes au gré des saisons. Une incroyable galerie de personnages se retrouve en ces pages, protagonistes et témoins d’une société en déliquescence, tantôt aux États-Unis, tantôt en Angleterre.
L’humour n’est pas en reste dans ce recueil. La nouvelle judicieusement intitulée « Journées portes ouvertes à l’école : histoire d’une épiphanie », Zadie Smith décortique les directives données à des étudiants dans le cadre d’un travail portant sur les différentes techniques de narration. Un véritable morceau d’anthologie.
Enfin, quelques textes délaissent le réalisme pour offrir une incursion dans l’univers de la science-fiction et de la réalité virtuelle. Il s’agit, à notre avis, des textes les moins réussis, et l’éditeur aurait eu avantage à suggérer à l’auteure de les retirer. Zadie Smith donne le meilleur d’elle-même lorsqu’elle s’attaque à des sujets qui ont une véritable portée sociale, comme dans cette nouvelle coup-de-poing intitulée « Déconstruire l’affaire Keslo Cochrane », où un Noir originaire d’Antigua se blesse au pouce après avoir tenté d’ouvrir la fenêtre de sa misérable chambre dans le quartier Portobello, à Londres. Après s’être rendu à l’hôpital pour faire changer son pansement, il croise une bande d’ivrognes qui, pour se divertir le samedi soir, ne trouvent rien de mieux à faire que de défoncer le premier venu. Bien entendu, leur plaisir en est accru si ce dernier est noir.
Grand Union nous offre un large éventail du talent de Zadie Smith qui ne nous aurait paru nullement amoindri s’il avait été mieux balisé à l’intérieur de cet ouvrage. Pour les lecteurs qui ne connaissent pas l’auteure, la démonstration n’en est pas moins probante.