« Je suis là où j’agis et pense » affirme le sémiologue argentin Walter Mignolo, que cite l’autrice dans l’introduction de son essai. Être. Toute la problématique de ce livre repose sur ce concept. Comment être si on se prive de sa langue ? Ou si on nous prive de notre langue ? Ou si on pense que notre langue est si « mauvaise » qu’il vaut mieux se taire ?
Quand les relations ont été rétablies entre la France et le Canada, les Canadiens français et les Acadiens ont eu à faire face à un français de France qui n’était plus tout à fait le leur. Ils parlaient « mal », leurs accents étaient incompréhensibles et, qui pis est, des mots anglais s’étaient faufilés dans leur français à des degrés divers selon les contacts qu’ils avaient avec la majorité anglaise.
« Quand on vient d’un petit milieu et d’un pays dominé, on a forcément de la honte culturelle », rappelle Boudreau en citant le sociologue Pierre Bourdieu. Cette honte peut conduire au silence : mieux vaut se taire que de se faire dire qu’on parle mal ou, en Acadie, mieux vaut parler anglais même si on ne le maîtrise pas vraiment.
Si le Québec a su imposer sa variante du français et en faire une langue « légitime », la situation dans l’Acadie du Sud-Est est plus complexe à cause de la présence de l’anglais et de l’apparition du chiac, qui est devenu une façon pour certains écrivains et chanteurs de revendiquer le droit à la différence, ce qui n’est pas sans faire penser au « joual » des années 60 qu’ont utilisé des écrivains comme André Major ou Gérald Godin.
Annette Boudreau s’est donné comme objectif « d’expliquer comment les représentations linguistiques se sont construites en Acadie depuis la fin du 19e siècle », tout en analysant l’aménagement linguistique. Elle se fonde sur les textes publiés dans les médias acadiens et sur différents corpus constitués de plus de 500 entrevues réalisées depuis 1980. De plus, elle « raconte cette histoire à travers [s]es lunettes de sociolinguiste, une sociolinguiste issue du milieu dont elle parle et qui a été imprégnée des questions qui seront soulevées au long de l’essai ».
Le sentiment d’une infériorité linguistique entraîne la honte et de là le silence, honte qu’elle aussi a ressentie quand elle est arrivée en France comme étudiante… L’intérêt de l’ouvrage, outre la grande qualité de la recherche et l’approche originale retenue pour « raconter » le cheminement linguistique des Acadiens, réside dans la façon dont l’autrice se met en scène. L’essai universitaire, qui se doit d’être une analyse objective, prend une tournure personnelle qui le fait basculer dans le récit. Ce mouvement entre l’analyse et le témoignage donne toute sa saveur et sa force au texte.
La problématique, si elle se fonde sur la situation en Acadie, en particulier celle de la grande région de Moncton d’où est native Boudreau, dépasse la frontière de l’Acadie et s’applique aussi bien au Québec qu’aux régions françaises et même aux variantes linguistiques qu’on retrouve dans d’autres pays. Son analyse s’appuie sur de nombreux chercheurs de différentes langues : la honte linguistique naît du conflit entre la langue dite « légitime », c’est-à-dire celle d’une élite, et celle des locuteurs d’une variante de cette langue qui ne correspond pas aux normes fixées par cette élite.
Un essai passionnant qui répond au titre : elle dit le silence et, en le disant, elle le vainc.