Denis Vaugeois est un homme de contenu. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de trouver dans cette biographie en forme d’entretiens une mine d’informations, aussi bien sur la vie même du protagoniste (historien, fonctionnaire, ministre, éditeur) que sur la vie politique du tournant des années 1980, sur les coulisses du monde de l’édition et, bien sûr, sur le fil conducteur de sa vie : l’histoire du Québec.
On ne doute pas que Denis Vaugeois aurait eu la verve et la trempe nécessaires pour prendre en main et rédiger sa propre biographie. Il n’empêche, cette formule questions-réponses donne une perspective particulière de la vie de l’homme, passée par le filtre curieux et informé de Stéphane Savard, qui voit en Vaugeois « l’un des historiens qui ont le plus marqué la société québécoise depuis le début de la Révolution tranquille ».
Les témoins de cette génération qui s’est servi de l’instruction classique comme tremplin pour transformer le Québec dans les années 1960 sont de plus en plus rares – et de moins en moins entendus. Le portrait du milieu du siècle que brosse le Trifluvien pour commencer est passablement plus nuancé que celui qu’on a bien voulu nous transmettre. C’est une époque riche qu’il décrit, concluant en ces termes : « Quand les gens nous parlent de la ‘Grande Noirceur’, moi, je dis comme Jacques Ferron : je n’en ai pas eu connaissance ».
Sur l’histoire même du Québec, c’est aussi toute une vision qui s’expose au lecteur, mais nous nous en tiendrons ici à l’angle aujourd’hui incontournable, celui de l’identité, du rapport avec les Autochtones et de la question de la mixité, du pluralisme et de l’ouverture sur le monde. Pour Vaugeois, l’affaire est entendue : « Vous n’avez pas besoin de préconiser un ‘nationalisme civique’ pour être inclusif. Le nationalisme canadien-français a fait la démonstration depuis le XVIIesiècle qu’il pouvait être inclusif ». Qui d’autre que lui a noté qu’autour de René-Lévesque, en 1976, se trouvaient des patronymes comme O’Neill, Johnson et Burns, sans parler des ministres mariés qui à une Américaine (Morin, Garon), qui à une Polonaise (Parizeau) ?
La folle aventure du Boréal Express, journal d’histoire immensément populaire qu’il publie avec Jacques Lacoursière et Gilles Boulet dans les années 1960, est ensuite décrite dans le détail, puis ses développements dans le monde de l’édition, et enfin l’incursion de l’homme dans le monde politique, avec son élection comme député de Trois-Rivières en 1976. Il devra attendre 1978 avant de devenir ministre ; on lui attribuera les Affaires culturelles, puis les Communications en 1979. Il n’y perdra pas son temps, dynamisant notamment l’expansion du réseau des bibliothèques publiques et des musées. Conscient de la précarité du marché de l’édition, il concocte une loi qui ferme toute subvention aux éditeurs dont la propriété n’est pas québécoise à 100 %.
Le chapitre qui porte sur la carrière politique de l’historien est particulièrement riche, non seulement au sujet des coulisses, mais aussi pour l’intérêt et la profondeur des réflexions de l’homme sur le rôle de simple député, ce que sera Vaugeois pendant une bonne moitié de son parcours politique. « Quand j’ai sorti mon rapport, des parlementaires ont dit : ‘Hé, Denis, c’est incroyable, je viens de comprendre ce que je fais ici ou plutôt ce que je pourrais faire ici !’ »
Sur la défaite référendaire (1980), l’ex-député péquiste ne mâche pas ses mots : « À juste titre, on a beaucoup critiqué la question référendaire, mais ce n’est pas cette bizarre de question qui a causé la défaite ; c’est plutôt l’argent du fédéral. […] Les gens ont été littéralement matraqués de publicité », à telle enseigne qu’il ne restait carrément plus d’espaces publicitaires à louer pour les souverainistes, arrivés trop tard. Nul doute d’après lui que Joe Clark (premier ministre canadien en 1979-1980) aurait été moins « vicieux » que les libéraux et aurait « respecté le jeu démocratique ». Après la défaite, l’historien se promet d’écrire un jour l’histoire de cette campagne. Quand, en 1985, il prend rendez-vous avec un confrère d’université travaillant aux Archives publiques du Canada pour entamer ses recherches, celui-ci lui avoue que tous les dossiers ont été détruits. « Sur ordre ! »
Aujourd’hui âgé de 85 ans, l’esprit vif comme pas un, grand amateur d’urbanisme, Vaugeois a toujours été un passionné qui avait à cœur non seulement la beauté, mais aussi l’utilité des choses, et qui a toujours eu le sentiment inné d’être un agent de changement, ce qu’il fut effectivement, avec vigueur, compétence, intelligence et bonhomie, jamais avec violence ou mépris. Intellectuel et entrepreneur, il répond sans détour aux questions qu’on lui pose sur ses nombreuses activités, y compris financières, et peut se montrer fier de son bilan, une fierté qu’il affiche sans fausse modestie mais sans prétention non plus.