Fascinée par le témoignage de l’Allemande Margot Wölk, paru en 2014 dans un journal italien, où celle-ci racontait pour la première fois comment elle était devenue, pendant deux ans, goûteuse pour Hitler, la romancière italienne Rosella Postorino décida, à défaut de pouvoir rencontrer Mme Wölk morte peu de temps après, de faire de son histoire le canevas d’un roman sur l’ambiguïté.
Nous sommes en 1942, Margot Wölk (Rosa Sauer dans le roman) a dû fuir Berlin sous les bombes et trouver refuge chez ses beaux-parents en Prusse orientale, tout près de la « tanière du loup », le quartier général d’Hitler sur le front de l’Est. Occupés vaille que vaille par le train-train des tâches domestiques, elle et ses beaux-parents attendent avec anxiété des nouvelles de Gregor, le jeune époux parti combattre sur le front russe. Mais bientôt la jeune femme sera arrachée à ce quotidien quand, avec une dizaine d’autres, elle sera recrutée par les SS pour servir de cobaye à Hitler.
Chaque jour ces femmes sont ramassées par un bus qui les amène dans un réfectoire où elles devront trois fois par jour goûter les plats que l’on destine au Führer. Elles savent que l’on a plusieurs fois attenté à sa vie, aussi redoutent-elles chaque jour la mort par empoisonnement. À cette peur qui leur noue le ventre s’ajoute pour Rosa la méfiance de ses compagnes d’infortune pour qui elle est « l’étrangère », puisqu’elle vient de Berlin. Dans ce microcosme de la société de l’époque, Rosa finira tout de même par se lier avec quelques-unes d’entre elles, en particulier avec Elfriede, une femme dure et autoritaire qui connaîtra une fin tragique.
À mesure que les jours passent, Rosa constate l’attention de plus en plus marquée que lui porte un des officiers SS chargés de les surveiller. À son grand désarroi et à sa courte honte, elle en est troublée, elle qui n’a cessé d’aimer son époux « porté disparu », comme le lui ont appris les autorités militaires. Bien que le souvenir de son amour pour lui soit encore vif, elle avouera : « […] nous avions toutes besoin d’être désirées, parce que le désir des hommes nous fait exister plus fort ». Elle cédera donc et aura une aventure avec l’officier. Ce dernier, qui n’est pas un salaud, facilitera sa fuite à Berlin au moment où on évacue le quartier général d’Hitler alors que les Russes envahissent la Prusse orientale. Ensuite, le roman condense dans une courte troisième partie une longue période de vie sur laquelle nous ne dirons rien pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur.
La goûteuse d’Hitler est un roman subtil sur l’ambivalence d’une femme à la fois victime et complice : elle risque sa vie pour sauver celle d’un tyran dont elle abhorre l’idéologie, elle couche sans amour avec son bourreau pour apaiser ses désirs et mange trois fois par jour des mets exquis quand la faim fait des ravages autour d’elle. Mais jamais le lecteur n’est tenté de la condamner, car la plume de Rosella Postorino sait saisir la complexité du cœur humain et donne assez d’épaisseur et assez de densité à son héroïne pour rendre compatible ce qui au départ ne semblait pas pouvoir l’être. Il s’agit du premier de trois romans de Rosella Postorino à paraître en français; on attend les prochaines traductions avec impatience.