En plus de ses 250 éditions, de ses nombreuses traductions et de ses diverses formes d’adaptation (cinéma, théâtre, radioroman, bande dessinée, suite romanesque, etc.), le roman Maria Chapdelaine, ce grand classique de la littérature du début du XXe siècle, a généré de multiples relectures. Déjà en 1980, dans Le mythe de Maria Chapdelaine, Nicole Deschamps constatait qu’il s’agit d’un « récit qui se perpétue en marge de lui-même et de son histoire », qu’il « est d’abord l’œuvre de ses lecteurs qui, à leur insu, l’inventent à leur façon ». Jusqu’à présent toutefois, peu d’études se sont réellement intéressées à la mort de François Paradis, une mort « gênante », voire suspecte, nous apprend l’ouvrage de David Bélanger et Thomas Carrier-Lafleur. Selon ces derniers, en effet, « quelque chose est camouflé dans le récit de Louis Hémon, là où sont enterrés, sous la neige, le corps et le souvenir de l’aventurier ». Aussi est-ce à une forme d’enquête policière qu’ils nous convient, une enquête qui s’emploie à élucider la mort énigmatique du soupirant de Maria.
Pour mener leur enquête, les auteurs avancent quelques hypothèses, mais surtout convoquent diverses sources : certaines œuvres précédentes de Louis Hémon, dont une nouvelle qui s’intitule « L’enquête », les trois importantes adaptations cinématographiques du roman, celle de Julien Duvivier (1934), celle de Marc Allégret (1950) et celle de Gilles Carle (1983), d’autres productions cinématographiques comme La mort d’un bûcheron (1973) de Gilles Carle, Le vendeur (2011) de Sébastien Pilote, etc. Prenant le relais du texte, nous disent les deux auteurs, « ces œuvres nous offrent de nouvelles conditions pour penser le drame de Maria Chapdelaine ». Il est vrai qu’à lui seul, le roman de Hémon ne donne guère dans l’intrigue policière. Mais une fois reconsidéré à l’aune des divers hors-textes, il laisse entrevoir des ficelles jusqu’alors inaperçues : « Toutes les adaptations donnent à voir la mort de François Paradis. Là où le roman de Hémon cachait et réduisait, les films, systématiquement, montrent ».
Repenser ainsi le drame de Maria Chapdelaine ne manque pas d’originalité et d’audace et suscitera sans doute diverses réactions. Pour ceux qui considèrent que le roman est un monument classé, ce déverrouillage pourra paraître plutôt excessif et surinterprétatif. Qu’il suffise à cet égard de rappeler la polémique qu’avait entraînée en 1992 la suite romanesque quelque peu iconoclaste de Gabrielle Gourdeau Maria Chapdelaine ou le paradis retrouvé. En revanche, ceux qui estiment que la richesse d’une œuvre littéraire du passé se mesure entre autres aux diverses virtualités et potentialités que l’on peut constamment y activer seront intrigués par la nouvelle lecture. Ils y reconnaîtront la méthode de critique policière et d’investigation littéraire de Pierre Bayard : on se rappellera entre autres Enquête sur Hamlet (2002), dans lequel Bayard réexamine la fameuse pièce de Shakespeare et montre, contre toute attente, que Claudius n’est pas l’assassin du père d’Hamlet. Or, le roman de Hémon se prête bien à ce genre de réinterprétations, voire « d’extravagantes fabulations », pour reprendre l’expression de Nicole Deschamps (Le mythe de Maria Chapdelaine, 1980). Quarante ans plus tard, force est d’admettre en effet que Bélanger et Carrier-Lafleur semblent donner raison à Deschamps, à ceci près que leur affabulation, pour extravagante qu’elle puisse paraître à première vue, n’en est pas moins prégnante.