Connu comme celui qui attaque la mafia par les livres, l’écrivain vit sous protection policière depuis 2006. Héros pour les uns, trouble-fête donnant au monde une mauvaise image de l’Italie pour les autres, il poursuit son combat sans fléchir.
Après les essais Gomorra (2007) et Extra pure (2014), dénonciateurs du crime organisé et des narcotrafiquants, l’auteur napolitain publie un premier roman.
Empruntant cette fois le chemin de la fiction, Roberto Saviano nous transporte dans l’univers troublant et sans merci d’adolescents criminels dont le pouvoir est en hausse dans la hiérarchie de la Camorra, l’organisation mafieuse italienne implantée de longue date à Naples et dans la région de la Campanie. Si le récit de Piranhas est fictif, il est toutefois représentatif d’un phénomène bien réel. Saviano était au départ journaliste et son travail d’écrivain est toujours foncièrement alimenté par les techniques de l’enquête journalistique.
Depuis plusieurs années, Saviano était interpellé par le fait que les dirigeants de groupes mafieux arrêtés par la police étaient de plus en plus jeunes. Y voyant une mutation au sein de la Camorra, il en a conçu ce roman où l’on suit l’ascension du jeune chef Nicolas Fiorillo, surnommé Maharaja, et de sa bande (sa paranza) composée d’une dizaine de garçons adolescents. Maharaja et ses acolytes sont issus de milieux modestes, ordinaires, pourrait-on dire. Un seul parmi le groupe est le descendant direct d’un patron réputé de la Camorra. Cette filiation prestigieuse permettra d’ailleurs au jeune Drago d’en imposer à plusieurs occasions. D’abord intégrés au « système » comme exécutants, tout en bas de l’échelle, Maharaja et sa bande se révéleront prêts à tout pour accéder au pouvoir. En cela, leur pugnacité sera comparable à celle des féroces piranhas.
Ces jeunes criminels dépeints par Saviano sont des garçons généralement brillants, en particulier leur chef Maharaja, dont l’intelligence est doublée d’un aplomb à glacer le sang. Ce dernier, sans surprise, admire les écrits de Machiavel et, sur ce terrain, entretient une certaine communication avec un professeur de littérature. L’école n’a toutefois aucun intérêt pour les membres de la petite bande, qui semblent avoir fait le choix irréversible de tout prendre et de tout consommer dans l’heure. Leur choix découle d’une vision dichotomique, selon laquelle on peut échapper à l’ignominie d’une vie sans histoire, et pauvre, en conquérant par la force le pouvoir et la richesse. « Il y a ceux qui baisent et ceux qui se font baiser, c’est tout. C’est comme ça partout, depuis toujours. » Au surplus, en s’exposant à une mort prématurée, on augmente ses chances de devenir une célébrité, d’entrer dans la légende.
Certaines scènes du roman peuvent sembler invraisemblables : l’une entre autres où un gamin de dix ans exécute un dirigeant sur le déclin. Or, Saviano a expliqué en entrevue avoir été inspiré pour cette scène par le contenu d’écoute électronique effectuée par la police au domicile d’un chef de zone, au moment où il se faisait tirer dessus par un enfant.
Piranhas ne porte pas de jugement explicite, mais montre que ces bandes de jeunes ne sont possibles que dans une société où le crime organisé en système est profondément enraciné dans le terreau social. Lorsque la paranza dirigée par le jeune Fiorillo parvient à mettre la main sur des armes de guerre, c’est une faveur obtenue d’un parrain, qui y voit son intérêt. L’extorsion auprès des petits commerçants est facilitée par l’habitude ancrée chez ceux-ci de payer pour être « protégés ». Le comble est de voir une mère dont l’enfant vient de mourir, victime innocente d’un acte de vengeance, crier à son tour vengeance au lieu de dénoncer.
Selon Saviano, l’émergence de patrons de mafia de plus en plus jeunes n’est pas observée seulement à Naples, cette réalité serait également présente dans d’autres grandes villes du monde, notamment à Rio de Janeiro, à Mexico, à Johannesbourg et à New York. L’écrivain voit un lien évident entre les comportements prédateurs de cette jeunesse et la crise de civilisation dans laquelle nous entraînent l’économie mondialisée et le culte du produit intérieur brut. Les petits malfrats de Piranhas vivent et meurent pour leur profit immédiat, au mépris de tout principe éthique et de toute empathie. Leur loi implacable est simplement celle d’un capitalisme exacerbé.
La traduction nous prive de la saveur des formulations dialectales de la version originale italienne, mais le rythme et la forte cohérence du récit soutiennent l’intérêt du lecteur tout au long du roman. Les écrits de Saviano contribuent-ils à magnifier les actions des mafiosi ? Peut-être, mais braquer la lumière sur ce qui pourrit notre monde vaut mieux que l’ignorer.