Dans les romans qui nous projettent dans l’avenir, qu’ils soient de Wells ou de Huxley, de Bradbury, Döblin, Werfel ou même dans une certaine mesure dans l’Héliopolis de Jünger, l’anticipation est rarement joyeuse ! La palme revient sans doute à La route de Cormac McCarthy, qui suit l’errance des rares survivants d’une catastrophe.
Contrairement à la science-fiction, qui recoupe ou inclut souvent l’utopie politique, dans 1984 pas de fusées intergalactiques, ni de robots plus intelligents que les hommes. George Orwell s’attache exclusivement à l’organisation politique et sociale d’un État imaginaire et reconnaissable avec des populations bien terrestres et pas de progrès technologiques notoires. Mais, il faut bien le dire, 1984 est sinistre et sa noire opacité s’accentue à mesure que le roman va vers sa fin, qu’on connaît d’avance et redoute car elle est inéluctable.
Fiction ? Si l’on veut mais Orwell, homme de terrain, sait de quoi il parle. On a fait le compte de ses emprunts à la réalité qu’il a vécue : la politique de l’Empire britannique – dont il fut fonctionnaire en Asie –, la guerre civile espagnole – à laquelle il participa au sein du parti anarchiste éliminé par les communistes –, la misère extrême des quartiers populaires de Londres – sur laquelle il enquêta et écrivit –, la guerre froide entre les blocs de l’Est sous la gouverne soviétique et l’Ouest dominé par les États-Unis. C’est donc dans cette ambiance qu’il écrivit son roman en 1948. Pour compléter sa documentation, il avait sans doute en mémoire les procès de Moscou de 1937 et la grande paranoïa de Staline. Big Brother en a le visage et l’omniprésence sur les écrans, mais existe-t-il ? « Personne n’a jamais vu BB […]. C’est la figure sous laquelle le parti choisit de se présenter au monde. »
Le monde orwellien se divise en trois ensembles qui se livrent une guerre permanente : la guerre est une nécessité pour assurer la puissance d’un État toujours uni contre un ennemi, celui-ci changeant selon les circonstances. Ses méthodes ont fait leurs preuves : mobilisation perpétuelle, lavage de cerveau systématique pour entretenir la haine, révision de l’Histoire devant être mise à jour par une retouche continue des livres et journaux rapportant des événements antérieurs, surveillance permanente de tous et en tout lieu par des écrans partout répandus, délation encouragée à l’intérieur des familles, élimination (« vaporisation » des déviants).
Le protagoniste Winston Smith est l’un d’eux en pensée et il lui faut dans son consciencieux travail de « correction » de l’information être à chaque seconde sur ses gardes. La vie sexuelle est réprimée mais il enfreint l’interdiction de nouer une relation avec sa collègue Julia. Ils cachent leurs amours chez un vieil antiquaire qui leur inspire confiance. Un jour la foudre frappe : ils sont tombés dans le piège, arrêtés, séparés, emprisonnés. Dans ce régime implacable nul refuge possible, même dans la conscience personnelle comme Winston l’avait cru. Malgré ses résolutions il trahira aussi Julia. Le régime sait diaboliquement détecter les dissidents qui se rendent coupables du crime de « double pensée ». Winston est donc méthodiquement torturé pour sa « réhabilitation ». Le régime aura gagné car, comme le lecteur s’en doutait, Winston, vidé de lui-même, finira par admettre que « deux et deux font cinq ». Le roman conclut : « Il aimait Big Brother ».
Point n’est besoin de nous demander si les prévisions d’Orwell sont justes. Elles sont déjà réalisées ou en passe de l’être. Ainsi ce roman donne souvent l’impression bizarre de déjà-vu. Reviennent en mémoire les témoignages des rescapés de l’hitlérisme et du stalinisme (par exemple dans l’admirable livre de Svetlana Alexievitch – Prix Nobel – La fin de l’homme rouge, qui rassemble des récits de vie sur l’époque de Staline et celle qui l’a suivie). La réalité est à la hauteur de la fiction…
Non seulement le régime totalitaire impose systématiquement l’orthodoxie de la pensée unique mais grâce au langage simplifié et appauvri de la « novlangue », il annule tout souvenir de culture et le passé lui-même (le ministère de la Vérité y veille). D’ailleurs y eut-il un passé puisque tout est falsifié ? Winston et Julia interdits de mémoire et de pensée comme tous leurs contemporains se demandent ce qu’il y eut avant la Révolution. Rien, tout a commencé avec elle. Pour bien modeler les esprits sont prévus des exercices quotidiens de haine dirigée sur des cibles désignées et renouvelables. Tout autre sentiment étant éliminé, il ne reste qu’un monde de terreur. Cependant Winston parvient à lire en secret le « livre de Goldstein », qui rétablit la réalité. Il constitue un véritable traité de dystopie et dans la trame romanesque un corps étranger (de lecture fort ennuyeuse…), comme si l’auteur avait voulu théoriser ce qu’il a mis en scène concrètement et habilement.
Un espoir peut-il subsister ? Il viendrait de cette couche de la population tenue en marge et en laisse, les « proles » jugés trop inférieurs et parqués dans leurs quartiers sordides. Hurler avec les loups et garder son quant-à-soi ? Avec la conviction qu’énonce Julia : « Ils peuvent nous faire dire n’importe quoi, n’importe quoi mais ils ne peuvent pas nous obliger à y croire. Ils ne peuvent pas entrer en nous ». Acte de foi d’Orwell ? On peut l’admettre mais il est bien fragile…
Ce récit où la part de fiction est mince par rapport à ce qu’aujourd’hui nous savons, nous fait évidemment réfléchir car notre présent n’est en ses traits fondamentaux pas très différent de celui de l’auteur. En prolongeant et en durcissant les tendances qui pouvaient s’observer dans le monde après la Deuxième Guerre, Orwell fabrique un avenir, celui de 1984 : le procédé est simple et l’intention évidente. Mais nous avons maintenant dépassé l’année1984 et notre angoisse ne fait qu’augmenter.
On peut se demander : pourquoi l’actuel regain d’intérêt pour ce « classique » de la littérature d’anticipation ? Pourquoi d’abord en faire une nouvelle traduction ? Celia Izoard explique que les précédentes étaient fautives, incomplètes et discutables. À coup sûr le succès est largement dû à la peur des événements qu’aujourd’hui nous voyons se profiler mais à la différence de ce qui est narré dans 1984, les causes actuelles de notre peur ne relèvent pas seulement d’un système politique mondial. Ce qui est envisagé est la fin de notre civilisation d’ici une ou deux décennies, voire la perspective – qui n’est pas un fantasme – que l’humanité disparaisse. Par dizaines, anthropologues, philosophes, économistes, financiers, démographes, politologues et climatologues font des projections qui convergent vers une rupture et un effondrement global de la société dans une planète devenue, peu à peu mais en accéléré, inhabitable. Ce serait (ils disent pour la plupart : se sera) un monde où les ressources énergétiques et alimentaires s’épuisent, par l’effet des dérèglements climatiques – désertification, pollution de l’eau et de l’air, disparition de la biodiversité biologique –, surpopulation (par exemple en Afrique) entraînant des vagues migratoires incontrôlables vers les pays d’Europe, accroissement par les ravages de l’économie de marché de l’écart entre riches et pauvres, donc source de guerres ouvertes avec la perspective jamais éliminée de conflits nucléaires. Les analystes sont quasi unanimes dans leurs conclusions mais collectivement, les gouvernements avec la plupart d’entre nous sont sourds et volontairement aveugles : ce monde de demain possible deviendra réalité si nous ne changeons pas notre mode de produire, de consommer, de vivre et de penser. Orwell pourrait aujourd’hui réécrire son livre sur des bases qui débordent le totalitarisme politique brutal et implacable de Big Brother et où celui-ci aurait un autre visage, mais nous avons de bonnes raisons de considérer l’auteur de 1984 comme un lanceur d’alerte.