La poésie de Serge Patrice Thibodeau est à la fois l’une des plus riches et l’une des plus exigeantes de la littérature franco-canadienne. Son souffle poétique d’une grande maîtrise et l’élégance aérienne de son écriture ont régulièrement été récompensés, notamment par le prix Émile-Nelligan (1992) et à deux reprises par le Prix du Gouverneur général (1996 et 2007).
N’empêche que la composition des recueils de Thibodeau pose un défi d’accessibilité. Anticipant les difficultés de lecture, l’auteur a écrit une préface pour chacun de ses deux premiers recueils, élucidant certains aspects de leur composition. Cette sorte d’avertissement au lecteur ne rassure peut-être qu’à moitié, car le poète renvoie, entre autres, aux points et contrepoints de la musique baroque tout en garantissant – paradoxalement, pour des œuvres aussi écrites – qu’une lecture à voix haute permet le mieux la plongée dans sa poésie.
La nécessité d’apprivoiser cette écriture si travaillée et calculée ne devrait pas pour autant décourager le lecteur. Le jeu en vaut la chandelle s’il permet d’accéder à l’ambition érudite du poète de communiquer, voire de communier, avec les « Grands Livres » de la civilisation humaine, et de le voir interroger la place de la littérature acadienne dans cette totalité.
« Pourquoi Prague ? »
Dans sa préface au Cycle de Prague1 (1992), le poète avoue candidement devoir expliquer son intérêt pour la capitale tchèque, parmi toutes les villes de la planète. Il est vrai que la cohérence du choix d’écrire sur Prague et de publier à Moncton, aux Éditions d’Acadie, ne saute pas aux yeux.
Se profile ici un enjeu majeur de la littérature franco-canadienne, souvent présenté comme le choix périlleux et définitif entre partir et rester. On peut comprendre de la part d’un artiste le souci de procéder à la « défense et illustration » de son lieu d’origine, en particulier lorsque ce dernier est perçu comme étant fragile. On peut tout aussi bien comprendre l’impulsion qui le pousse à quitter le lieu d’origine, en douceur ou en claquant la porte, dans une quête d’anonymat ou d’universalité. On peut même envisager une évolution entre ces deux positions opposées : soit un artiste réinvestissant son milieu, soit un artiste le délaissant à la longue.
À première vue, Thibodeau semble appartenir à la catégorie de ceux qui sont partis – en l’occurrence, pour les endroits les plus éloignés, géographiquement et culturellement, de son Acadie natale – et revenus, puisqu’il s’est établi à Moncton autour de 2005. C’est cependant l’errance qui représente le mieux son rapport à l’espace, la figure du poète nomade ou voyageur étant omniprésente dans ses écrits2. Certains commentateurs ont vu dans ce choix individuel de l’errance un écho à l’errance collective forcée des Acadiens, apatrides depuis le XVIIIe siècle.
Or, il s’agit peut-être surtout d’un besoin, tout à la fois primal et intellectuel, d’inscrire le lieu d’origine en continuité avec tous les « ailleurs » du monde, de lier le destin de l’Acadie à celui de la civilisation humaine. En ce sens, pourquoi pas Prague ? Ou Jérusalem, ou Damas, ou Katmandou, lieux évoqués dans d’autres recueils de Thibodeau ?
Ce n’est pas seulement sur le plan géographique que la trajectoire de Thibodeau est intrigante. Sur le plan de son engagement, on le connaît comme militant de longue date pour le respect des droits de la personne au sein d’Amnistie internationale. Aussi, depuis 2005, il est directeur général et littéraire des éditions Perce-Neige à Moncton. Dans le cadre de ses fonctions, il est en position d’influencer l’évolution de la littérature acadienne pour plusieurs années encore.
Dans le parcours humaniste de Thibodeau, le livre n’est jamais bien loin. Le poète s’est fait essayiste avant d’être éditeur, et a signé La disgrâce de l’humanité. Essai sur la torture (1999). Son établissement à Moncton ne l’éloigne pas non plus de ses préoccupations humanistes. Historien, archéologue et traducteur amateur, Thibodeau s’est plongé dans la recherche en histoire acadienne. Il est l’un des plus ardents défenseurs de la nécessité d’inscrire la Déportation, qu’il n’hésite pas à qualifier de crime contre l’humanité, dans la liste des horreurs de l’Histoire. Pour le prouver, il a traduit et publié le Journal de John Winslow à Grand-Pré (2010), Winslow ayant été l’un des officiers britanniques chargés de la Déportation.
D’un Prix du Gouverneur général à l’autre
La poésie de Thibodeau aussi connaît une évolution marquée. Le recueil qui lui a permis de remporter son premier Prix du Gouverneur général, Le quatuor de l’errance suivi de La traversée du désert (1995), relève d’un mysticisme inspiré par les grands auteurs soufis, dont les œuvres ponctuent en exergue les sections du recueil. Sa forme est mathématique : l’unité en est le tercet, repris sept fois et encore trois fois, le trois et le sept étant les chiffres de la perfection divine.
Publié la même année, mais moins expansif et moins dense, Nous, l’étranger est probablement la meilleure porte d’entrée dans l’œuvre de Thibodeau. D’emblée, le titre manifeste la conscience que l’Acadie occupe une place marginale dans le cadre global de la civilisation humaine. Cette posture, naturelle chez le voyageur imbu d’altérité, est originale dans le contexte d’une communauté constamment appelée à l’affirmation identitaire.
Il est alors approprié que Nous, l’étranger soit le contrepoint personnel du Quatuor de l’errance, qui retrace l’histoire des premières civilisations humaines. En trois temps, trois espaces et trois sections du recueil, Thibodeau remonte le temps de l’expérience familiale. Ainsi se succèdent « La Rochelle, 1654 », que l’on suppose être le lieu d’origine de ses ancêtres au moment de leur départ pour le Nouveau Monde, « Chipoudie, 1755 », lieu et moment de la Déportation, et « Madawaska, 1789 », lieu de relocalisation des ancêtres. Dans la dernière partie en particulier, on est confronté à l’effort du poète d’inscrire l’expérience acadienne à la remorque de l’Histoire, quoique dans une géographie parallèle.
Les recueils de la décennie suivante s’élaborent à partir de principes, plus géométriques qu’arithmétiques, de disposition des poèmes sur la page. Ils sont de plus en plus des explorations du paysage, parfois basés sur des photographies que prend le poète lors de ses voyages. Dans Que repose (2004), par exemple, les poèmes évoquent les figures dessinées au ciel par les vols d’oiseaux migratoires.
Seul on est (2006), pour lequel Thibodeau a remporté une deuxième fois le Prix du Gouverneur général, est de facture beaucoup plus fluide que Le quatuor de l’errance. Il se construit entièrement sous le signe de l’eau. Rétrospectivement, on constate que c’est une tendance qui remonte aux débuts de l’écriture du poète. On sait que Thibodeau écrit en voyage ou à partir de ses voyages. Il faut ajouter qu’il est souvent porté par l’eau : ruisseaux, rivières, fleuves, ports, baies, océans, mais aussi îles et littoraux, anonymes ou toponymes. Dans Seul on est, publié tout juste comme Thibodeau s’établissait à Moncton, apparaissent le marais et le mascaret, paysages incontournables de la ville. La rivière Petitcodiac figure au palmarès des étendues d’eau du poète au même titre que Rivière-Verte, nom de son village natal dans le nord-ouest du Nouveau-Brunswick, tout comme le Danube, la Vistule ou la Seine de La septième chute (1990), son premier recueil.
Le dernier recueil de poésie de Thibodeau, L’Isle Haute en marge de Grand-Pré (2017), cumule les intérêts récents du poète : la photographie de voyage, l’exploration archivistique de l’histoire acadienne et un souci de culture universelle. Bien que son objet soit une minuscule île perdue de la baie de Fundy, avec une superficie de 3 par 0,4 kilomètre, et déserte de surcroît, l’ouvrage montre bien, par son ambition archéologique et encyclopédique, que le petit fait néanmoins partie de la géographie et contribue à l’histoire planétaire.
En ce sens, Serge Patrice Thibodeau est peut-être le poète franco-canadien qui cherche le plus volontairement à inscrire son œuvre dans une perspective mondiale. Et pour le poète-éditeur, ce qui vaut pour lui-même vaut pour l’ensemble : « La micro-production littéraire acadienne est une goutte d’eau dans l’océan de la littérature universelle. Mais je persiste à croire malgré tout que cette goutte d’eau est absolument nécessaire, qu’elle peut changer l’ordre des choses, par accident, peut-être, comme le fameux battement d’ailes d’un papillon3 ».
1. Serge Patrice Thibodeau, Le cycle de Prague, Éditions d’Acadie, Moncton, 1992, p. 9.
2. Thibodeau est d’ailleurs l’auteur de deux récits de voyage, Lieux cachés (2005) et L’attrait des pôles (2013).
3. Serge Patrice Thibodeau, « Quelle est la place de la littérature acadienne dans le monde? », dans Ghislain Clermont et Janine Gallant (sous la dir. de), La modernité en Acadie, Chaire d’études acadiennes, Moncton, 2005, p. 252.
EXTRAITS
ces livres me sera-t-il donné un jour d’en imiter
la transparence et le rayonnement
de dégager par tout le corps leur odeur musquée
de cuirs anciens
le regard vêtu de poudre d’or et la parole nue ?
la vanité du tain se consume
aile opaque contre l’âpre flamme du temps
Nous, l’étranger, p. 9.
Une voix raconte : le mascaret, à l’aube, et ses glaces de bronze ;
seul on entend toutes les voix, on se tait devant le très beau,
face au blizzard blanc, s’y projeter, s’infiltrer dans le vaste souffle
de la joie affairée des tourbillons, ce blanc fuyant entre les pages
du livre s’étale
dans la sphère ébahie
– luisante île déserte –
dont le pouls d’un seul sang
est le centre.
Seul on est, p. 11.
[A-t-on finalement comblé un trou de mémoire, un trou noir, un trou dans la poche ? Il débarque à Grand-Pré les mains vides et sans un mot, en vacillant un peu, le ventre à l’envers. Sachant qu’une page du Grand Livre a été arrachée, soit. De Grand-Pré, il reste toujours la grandeur. Du dérangement.]
L’Isle Haute en marge de Grand-Pré, p. 17.