« Dans ce monde d’aujourd’hui où tout rapetisse, s’étrique et s’étiole, […] les diminutifs devraient pourtant être affablement reçus par une société qui pratique le culte du petit, voire de l’infime. »
Paul Morin, Géronte et son miroir
Septembre 1971. Boulevard de l’Entente. Nous partagions, Charlotte et moi, une petite chambre miteuse avec vue sur rien, car on n’avait rien à partager ni à se partager, sauf le strict nécessaire et le véritable amour hanté et entier qui nous unissait et nous unit encore. Muni d’un pauvre viatique mais riche d’une nouvelle liberté libre, mes vieux vêtements élimés et démodés tranchaient parmi la faune des gars et la flore des filles bcbg de Sillery qui déambulaient, nonchalamment, dans la Salle des Pas perdus du cégep François-Xavier-Garneau. Là, j’étais dérisoire avec mes manières maladroites. J’étais à l’état brut, écru et sans compromis ; je comptais bien le rester jusqu’à la fin de mes amitiés.
Je ne me plaignais pas de ma situation parce que j’avais connu trop de déboires entre deux soûlographies beauceronnes pour critiquer les propos ou l’allure de l’Autre. Pourquoi l’envierais-je alors que j’avais acquis la liberté en tout et surtout celle de décrisser ? J’étais maintenant plongé dans un univers trop tranquille pour être vrai, policé et urbanisé à souhait, mais un lieu ouvert bouillonnant d’idées et d’utopies, toutes plus généreuses les unes que les autres. En marchant sur le boulevard de l’Entente comme dans les couloirs du cégep, je me rendais bien compte que le monde n’était pas que fulgurances américaines ou ornières villageoises. En ce lieu largement ouvert et réceptif aux échanges et aux idées, la discussion libre se retrouvait avant tout et partout privilégiée.
Cela faisait bien mon affaire parce que j’étais et je suis toujours un homme de paroles dans tous les sens du terme, sans toutefois posséder la langue de feu d’un Denis Vanier. Paroles vertes que je tenais de ma mère alors que mon père, tout à fait taciturne, gardait le silence sur ses visions et ses immenses souffrances. Par contre, ma voix haute et forte ne cadrait pas du tout avec l’atmosphère feutrée, gentry et conviviale du collège, où la saute d’humeur et la moindre scène étaient aussitôt taxées de grossièreté ou, pire, de basse vulgarité. Mais je suis un homme de la parole naturelle qui trouve que la nature fait ben dur quand elle s’acharne à se faire avant de se défaire. Bien évidemment, à l’aune de cette nature, on ne se refait pas : je suis d’un pays aux robustes contrastes, où le sublime côtoie les bas-fonds, où la liberté ne se négocie pas car elle se prend totalement et parfois… brutalement.
Au contact de cette société aux élégantes urbanités, ma poésie, jusqu’alors volcanique, née dans la fureur d’une époque rugissante, ma poésie survoltée et surréaliste se transforma peu à peu en observation sereine, pour ne pas dire ataraxique, des êtres et des choses. C’est dans cette atmosphère au calme assuré que j’ai commencé l’écriture de Paroles d’ici. En ce lieu de « choses tranquilles » (Félix Leclerc), il n’était plus question de fulgurances rimbaldiennes, de violences débridées et exacerbées sur fond de folles descriptions des extrêmes que l’on retrouvera plus tard dans le cycle délirant de Babelle. Bref, pour le moment, point d’énervements, de passions et de luttes entre voyants et voyous dans la boue et les égouts.
Ah, l’environnement ! Puissant moteur d’évolution et de changement ! De l’énergumène compulsif que j’étais dans mon village natal, je devins presque cool1 au contact d’étudiants qui, sauf les inévitables exceptions, n’avaient jamais connu les fins de mois difficiles. J’avais faim de tout et de tous ; tout un chacun m’apportait à profusion émotions diverses, idées nouvelles, livres incontournables, expériences limites, tandis que d’autres m’emmenaient dans de fantasques visions hallucinantes sur fond de petites fumées. À l’époque, nous rêvions tous d’une utopie fraternelle et sexuelle, le futur joyeux et radieux n’étant pas encore corrompu par le sida.
À tout moment je me goinfrais de poésie québécoise, dans le champ du pays à décrire, à aimer, à faire et, surtout, à parfaire. De Roland Giguère à Michel Beaulieu en passant par Gilbert Langevin et Gatien Lapointe, j’ai laissé entrer en moi un certain détachement dans mon malheur historique, si ce n’est un nouvel amour des êtres et des lieux qui n’était plus accompagné de cendre ou de lave. En même temps, je me coltinais avec la modernité montréalaise incarnée dans les revues La Barre du jour et Les Herbes rouges.
Le corps enseignant écoutait plus souvent qu’il pérorait dans un strict cadre normatif. Mes nombreuses interrogations recevaient enfin des réponses, certes partielles et partiales, mais des réponses quand même. Dans les cours, je n’étais pas endurable car je posais trop de questions, ce qui avait l’heur de soulever la grogne chez certains étudiants qui ne cherchaient qu’un coin tranquille pour dormir avant de se réveiller dans la fonction publique québécoise. C’était mieux que de continuer d’interroger bêtement les murs de mon ancienne prison commune. Ici, j’étais libre de parler à bâtons rompus, de questionner sans limite et de fouir au lieu de fuir « les innombrables générations idiotes » (Rimbaud).
C’est en ce lieu que je me suis forgé de solides amitiés.
J’ai connu l’ami Jacques Collin au cours sur la chanson québécoise animé par Laurier Veilleux, ci-devant de vieille souche beauceronne et excellent pédagogue, cours dans lequel nous formions une équipe pour le moins dépareillée, lui venant de Saint-Roch et moi, des ravalements de la Beauce. Comme tous les étudiants arrivistes et opportunistes avaient déjà épuisé la liste de chansonniers québécois disponibles, l’ami Jacques Collin eut alors l’idée saugrenue mais parfaitement surréaliste de me proposer, pour notre future présentation devant la classe, nul autre que… Frank Zappa. Bien évidemment, notre professeur bien-aimé ne l’a pas du tout appréciée, surtout quand nous avons longuement disserté sur son « Little Umbrella » et ses performances sur scène on ne peut plus déjantées.
Quant à l’ami Jacques Hardy, j’avais appris à travers les branches mortes qu’il allait publier un recueil de poésie aux éditions Garneau. Quoi !? Un étudiant de Garneau chez un véritable éditeur !? Et moi qui venais de fonder une petite revue littéraire maison qui était sur le point de faire paraître son premier numéro… Cet étrange phénomène tenait salon à la cafétéria du collège, toujours seul, son regard noir au plafond, tout perdu dans la contemplation des néons, sans jamais jeter le moindre coup d’œil à la faune joyeuse et déliée qui animait la salle où se trouvaient, entre autres figures, le futur humoriste François Léveillée et le futur comédien Louis-Georges Girard. Et moi, je restais là, l’observant longtemps sans broncher. Puis, fatigué de contempler le suprême détachement du personnage, je m’avançai vers lui d’un pas rapide pour me planter devant lui tout en fendant l’écran de fumée de sa Gitane avant de lui lancer : « Sais-tu de quoi t’as l’air !? T’as l’air d’un bourgeois… d’un de ces bourgeois de Sillery pogné dans sa contemplation. À part ça, t’as l’air ridicule avec tes bottes d’équitation trop ben cirées. T’es pas un poète ! T’es juste un fonctionnaire de l’imaginaire ! » Ma tirade n’eut aucun effet sur l’homme absent au silence boucanant qui tira alors lentement sur sa cigarette avant de me lancer à la figure un autre nuage de fumée.
Devant ce superbe détachement, je décidai de m’asseoir face à lui. J’espérais publier quelques-uns de ses poèmes dans ma future revue avec ceux d’autres étudiants et professeurs du collège. Je lui en fis part et, soudainement, vint s’asseoir à ses côtés son ami Guy Leclerc. Et c’est avec ce dernier que je discutai longtemps de littérature tandis que l’ami Jacques Hardy m’observait, sourire en coin. Enfin, sans avertissement, l’homme au silence parfait écrasa sa cigarette avant de me lancer : « Je sais qui tu es. Tu es Renaud Longchamps, le gars de la Beauce. On m’a parlé de toi et… surtout de tes poèmes. Étranges qu’on m’a dit, très étranges ».
Dans la petite revue littéraire que j’avais fondée, j’allais publier, au fil des numéros, des textes de Jacques Hardy, François Léveillée, Francine Saillant, Pierre Laberge, Jacques Collin et Laurier Veilleux, pour ne citer que ceux-là. Trois numéros paraîtront dont le titre changeait à chaque parution, histoire de ne pas tomber dans la routine : « Poévie », « Poètes, vos papiers ! (Léo Ferré) » et « Artist Power », ce dernier parodiant la marque d’une lessive populaire à l’époque (Artic Power) qui lavait à l’eau… froide. Puis, en septembre 1972, avec l’aide de Charlotte, j’imprimai et brochai les quelques exemplaires de mon premier recueil de poèmes intitulé Paroles d’ici, suivi quelques mois plus tard de L’Homme imminent. Dans ces poèmes, j’ai retrouvé, loin de mon village natal, une sensibilité, une vision qui essayaient de traduire l’humanité du monde ordinaire-extraordinaire. Ces deux premiers recueils furent un hiatus, que dis-je, une passerelle jetée au-dessus d’un fleuve de lave.
Vers la fin de mon séjour au cégep, j’eus l’idée de lancer la « Quinzaine des écrivains québécois ». Avec l’appui financier du service aux étudiants, j’invitai une flopée de grosses pointures de l’époque, parmi lesquels Pierre Laberge, Hubert Aquin, Félix-Antoine Savard et Victor-Lévy Beaulieu, ce dernier devenant quelques mois plus tard mon éditeur après avoir quitté, avec fracas, les éditions du Jour pour fonder les éditions de l’Aurore.
Les profs, maintenant ? Je reviens à Laurier Veilleux, un veilleur supérieur. Il m’a souvent guidé dans mes lectures. J’admirais son grand cœur, son profond amour pour l’enseignement, son engagement total et entier dans la lourde tâche d’amener à une certaine maturité une bande bigarrée d’hurluberlus fort malcommodes. Bref, un professeur intègre et intégralement respecté des étudiants.
J’ai beaucoup apprécié George Archibald Mackay, qui enseignait la poésie québécoise. Avec ce dernier, j’ai eu des échanges virils mais respectueux, moi l’engueulant sur sa vision un tantinet péjorative du poète Claude Gauvreau et lui, imperturbable, me suggérant des lectures toutes plus stimulantes les unes que les autres. Quelle patience ! Je l’ai si souvent tourmenté de mes ires et délires…
Il faut préciser ici qu’il fut le seul, après mes études collégiales, qui eut le courage de m’inviter, en tant que poète dûment patenté, à échanger avec ses étudiants plus ou moins amorphes et surtout avec ceux en techniques policières qui n’en avaient rien à cirer de ma poésie, rêvant certainement de me matraquer à la première occasion. Dure expérience…
Enfin, que dire de mon séjour au collège François-Xavier-Garneau ? Eh bien, ce furent les deux plus belles années de ma vie. Rien de moins.
Puis, l’Université Laval me fit signe. Je m’y étais inscrit et j’y avais été reçu, mais je n’avais plus du tout envie de « rouler dans la bonne ornière » (Rimbaud) afin de me tailler une place dans un monde à jamais perdu dans la triste réalité, ce même monde peuplé d’opportunistes idéologiques et de sangsues censureuses qui n’avaient jamais répondu à mes rêves.
Et je rêvais déjà d’une œuvre à faire avec des visions sur la science, la philosophie et la poésie dans un feu d’artifice sans compromis et, surtout, sans compromissions.
1. Ceux qui me connaissent sont priés de différer l’expression de leurs sarcasmes.